Mourir parce que "Peul, c’est Peul" est inacceptable. Pour tout homme.
Cet article est paru le mardi 24 juin 2008 dans le quotidien burkinabè « L’Observateur » . Nous le reprenons ici parce que nous pensons comme lui que le risque d’« un massacre à grande échelle des Peuls » est devenu une réalité. Un seul regret. Le ton est parfois un peu trop polémique, au moment où il nous faut rassembler le plus grand nombre pour construire « un pays où toutes les communautés vivent en harmonie ».
« Nous avons le plaisir de vous informer que demain nous serons tous tués avec notre famille » : cette phrase sert de titre à l’ouvrage de Philip Gourvitch sur le génocide rwandais, mais elle pourrait être dite par chaque Peul burkinabé aujourd’hui, au vu de la mécanique meurtrière qui se met patiemment et tranquillement en place pour un massacre ethnique à grande échelle. "Peul, c’est Peul", a dit Nahité Palé, le frère d’un agriculteur de Perkoura, mort à la suite d’un affrontement avec un Peul le 24 mai dernier. Il expliquait pourquoi il s’est rendu dans une famille peule massacrer un sexagénaire et un adolescent, deux pauvres innocents, qui n’avaient aucun lien avec le meurtrier si ce n’est l’appartenance à une même ethnie : ils étaient Peuls. Le meurtrier de son frère était Peul.
Cela a suffi à Nahité Palé pour les mettre à mort. "Peul, c’est Peul", c’est ce que se sont dit les escadrons de la mort, formés par les agriculteurs de Perkoura et des environs avant d’entamer leur meurtrière croisade. Ils ont exécuté froidement cinq pauvres femmes peules pour protester contre la détention de leurs parents par la Police. A Bouroum-Bouroum, un autre groupe a assassiné quatre Peuls. Un des corps a été encastré dans une termitière ainsi qu’on le fait d’un serpent que l’on tue.
A Darkoura, un autre groupe a tué deux Peuls dont un vieil homme de 60 ans : ils ont jeté le corps du sexagénaire dans un puits perdu. Les assassinats sont accompagnés de saccages des maisons, de vols et de viols. Au total, quinze hommes tués parce qu’ils étaient Peuls, peut-être davantage si l’on tient compte des portés disparus, dont les corps ont peut-être été enfouis dans des termitières, les maisons incendiées, les biens dérobés et le bétail décimé. Et pourquoi ? Simplement parce qu’ils appartiennent à la même ethnie que l’homme qui a tué Kpièwènami Palé. « Un peul est un peul », voilà l’équation mortelle qui, depuis quelques années, justifie que l’on organise annuellement des chasses à l’homme pour massacrer cette communauté sur tout le territoire du Burkina. L’année passée à Gogo, il y eut trois morts, des milliers de déplacés, des biens dissipés en représailles à la mort d’un agriculteur. Il y avait eu le pogrom de Mangodara dans les Cascades et celui de Baléré dans l’est du Burkina. Toujours sous le prétexte que « Peul, c’est Peul », on fait payer à toute la communauté peule le crime d’un individu, en massacrant à l’envi des innocents.
Mais les Burkinabè préfèrent occulter ces pogroms en usant d’une rhétorique de l’évitement : on persiste à dire "conflit agriculteurs/éléveurs" tout en sachant que les massacres touchent à l’essentialisme ethnique et non à l’activité professionnelle, on parle d’apaisement pour justifier l’incurie judiciaire, de réconciliation pour absoudre ceux qui ont tué… Et la presse, la société civile, en reprenant ces mots qui falsifient la vérité, participent à l’omerta qui entoure ces massacres saisonniers des Peuls.
Nous ne nions pas l’existence des conflits entre agriculteurs et éleveurs. Mais de nos jours, ces conflits sont un prétexte pour massacrer une ethnie et non des éleveurs. Et c’est la mauvaise gestion de ces conflits par le politique qui a accouché des purges ethniques. En refusant que force reste à la Loi, en substituant à l’action judiciaire des cérémonials de réconciliation stérile, les dirigeants de la IVe République donnent (sans le vouloir ?) quitus aux meurtriers pour poursuivre tranquillement leurs forfaits, d’où des massacres, chaque année plus importants. Maintenant, c’est un monstre à mille têtes, une sorte d’hydre qui se lève devant nous. Malheureusement, il n’y a aucun Hercule dans ce Faso pour trancher les têtes de la bête.
Nous savons que ces conflits ont été de tout temps. Il y a toujours eu des bisbilles entre ceux qui cultivent la terre et ceux qui élèvent du bétail. Il y a aussi toujours eu le racisme ordinaire entre ethnies, chaque ethnie, dans sa construction d’une identité spécifique, se démarque des autres ethnies. Les différences culturelles de l’Autre étant comme des tares. Le Barbare n’est pas une invention grecque.
Chaque ethnie est un barbare pour l’autre. On dit que le Bobo est ivrogne, le Mossi voleur, le Gourounsi a des mœurs lâches, le Bissa est asocial et le Peul un singe. On remarque que le Peul est le seul, dans ce marché de dévalorisation de l’Autre, à perdre sa qualité d’humain. Pour les autres ethnies, le Peul n’est pas un homme, c’est-à-dire un égal avec des défauts, il est purement rejeté hors de l’humanité. C’est le signe que le Peul est ostracisé par les autres, sûrement à cause d’une morphologie supposée différente et de sa culture pastorale, opposée à la culture sédentaire des autres.
Ayons à l’esprit que tout massacre d’un groupe ethnique commence par la négation de son humanité : le Tutsi fut d’abord un cafard pour le Hutu, le Juif un rat pour le nazi allemand. Le Peul est par ailleurs le seul à n’avoir ni identité individuelle ni fonction professionnelle pour la majeure partie des Burkinabè, on l’appelle "Poulo" tout simplement. Mais il s’accommode tant bien que mal de ce racisme ordinaire. Parce que "Peul, c’est Peul" pour Nahité Palé et pour la grande majorité des Burkinabé. C’est à notre sens ce racisme au quotidien qui fonde le mépris avec lequel les Burkinabé, dans leur majorité, accueillent les massacres saisonniers de Peuls.
Le Peul est donc plus susceptible d’être ségrégé qu’aucun autre sur le territoire burkinabé. C’est pourquoi toutes prémices de pogrom devraient être dénoncées par les politiques et la société civile. Mais tout le monde reste silencieux. Comme si ne pas mettre des mots sur ces massacres suffisait à ne pas les faire exister ! Ni la Presse, si friande de macabre mais très prude dans ce cas-ci, ni les mouvements de défense des droits de l’homme, ni l’Opposition politique, ni les "intellectuels", encore moins le Gouvernement ne disent mot.
Tout ce beau monde, capable de faire une perruque avec un seul cheveu, est étonnamment muet. Ainsi que la société civile, surtout le MBDHP et le GERDDES, si prompts à la dénonciation quand les droits des citoyens sont bafoués mais étrangement muets quand des machettes équarrissent des Peuls. Peut-être que pour ces deux organisations aussi, les Peuls ne sont pas des hommes. Et comme il n’y a pas une section PA (Protection des animaux) au MBDHP ni au GERDDES, ces Peuls peuvent toujours attendre. Et nos "intellectuels" ? Ceux qui inondent les journaux du torrent de leurs réflexions sur la société ? Silence radio.
Les graphomanes, que l’on appelle abusivement "intellectuels" parce qu’ils se prévalent de ce titre sans toutefois endosser les responsabilités qui vont avec, restent aphones. Oublieux que ce terme fut forgé pour désigner les lettrés qui combattirent la cabale antisémite ourdie contre le capitaine Dreyfus. Non pour ceux qui se turent ou qui hurlèrent avec les loups de la ségrégation. Même la romancière burkinabè qui a participé à la caravane Fest’Africa, ayant séjourné au Rwanda en 1998 après le génocide pour "Ecrire par devoir de mémoire", et qui fut ministre des Droits humains n’a rien dit ni fait pendant et après tous ces massacres. Vraisemblablement, il fallait que l’on massacrât 10 000 personnes par jour comme au Rwanda pour mériter son attention.
Quant au Pouvoir, son attitude est lisible. Lui qui brandit la paix sociale comme l’unique acquis de ses deux décennies de gestion de l’État, ces massacres sont un démenti sans appel de cette paix tant vantée. Il préfère ignorer ces massacres qui sont une vilaine balafre sur l’image paisible du pays, que l’on vend à la Communauté internationale. Aussi, la compassion du Burkina se manifeste pour les pays voisins.
Vers le Mali, par exemple. On organise un casting de réfugiés touareg (dont le statut serait contesté par le pouvoir de Bamako) pour remplir le stade du 4-Août. Au même moment, une vraie tragédie se déroule sur son sol. On pourrait penser que le spectacle de la charité pour réfugiés de guerre attire les bailleurs de fonds et fait tomber les dollars du HCR et de la Croix-Rouge dans l’escarcelle tandis que la reconnaissance des massacres de Peuls appelle une véritable politique foncière, une justice libre. Chose vraisemblablement au-dessus des forces d’un Gouvernement pris à la gorge par la vie chère et incapable d’une vision politique d’envergure. Voilà pourquoi pendant que l’on dépèce du Peul sur son sol, le Gouvernement Tertius regarde ailleurs.
Nous sommes si pessimiste, direz-vous. Pourquoi écrivons-nous alors ? Nous sommes Burkinabè et nous sommes avant tout un humain. En tant que citoyen burkinabé, nous ne voulons pas que notre pays ouvre la boîte de Pandore (celle de la division) qui va compromettre l’unité nationale, nous voulons un pays où toutes les communautés vivent en harmonie, et nous attendons de notre pays qu’il offre à tous ses citoyens protection et assistance. Et puis, devant le massacre de femmes, d’enfants et de vieillards, dont le seul péché est d’appartenir à une ethnie, il est difficile de rester indifférent. Mourir parce que "Peul, c’est Peul" est inacceptable. Pour tout homme.
Nous écrivons aussi pour que nul ne puisse dire un jour qu’il ignore ce que vivent les Peuls dans leur pays, dans notre pays. Nous nous acheminons, à petit pas, dans le silence coupable de tous, tranquillement, sûrement, vers un massacre à grande échelle des Peuls. Un génocide. C’est le mot. Un génocide peul . Alors, ne soyons pas surpris si un jour prochain un enfant peul nous prenait la main et nous disait : "Nous avons le plaisir de vous informer que demain nous serons tous tués avec notre famille". Car si les choses restent en l’état, si le politique continue d’entraver l’exercice du Droit au nom de l’apaisement, si à chaque massacre nous recouvrons les morts du linceul de notre silence, cet enfant et toute sa famille pourront être exterminés un jour prochain à Ouaga, à Fada ou ailleurs parce qu’un berger peul aura eu une altercation avec un agriculteur quelque part au Burkina. Nous en sommes avertis.
Barry Saïdou Enseignant
L'Observateur du 24 juin 2008