Les 10 et 11 juin 2010 je me suis rendu à Barsalgo (au nord-est du Burkina, région d’émigration par excellence) où j’ai rencontré deux groupes de paysans. Les premiers sont membres d’une association de développement qui travaille sur de nombreux fronts : planification familiale, VIH/Sida, paludisme, vaccinations des enfants, enfants malnutris, mariage forcé… Elle vient d’ajouter une flèche à son arc : le jatropha. Les seconds, surtout des femmes, cherchent à développer le maraîchage.
Voici ce que nous ont rapporté ceux qui sont prêt à s’investir dans le Jatropha. Ils ont été contacté par un belge qui a obtenu des fonds européens (via « Le Service Laïc de Coopération au Développement d’une université de Bruxelles). L’objectif serait de produire assez de carburant pour alimenter le groupe électrogène de la mairie de Barsalgo qui fournit l’électricité à toute la ville. Pour cela, « le projet » a déjà investi dans la création d’une pépinière avec 66 000 plants de jatropha, et dans la construction de bâtiments qui abritent du matériel performant : presse à chaud (grâce à une chaudière qui alimente un circuit de vapeur d’eau), filtre composé de 15 éléments filtrants en série, magasin de stockage. De quoi impressionner les visiteurs… et les paysans, et leur donner confiance !
Le projet semble séduisant. Surtout que le carburant espéré est destiné à la consommation interne. Les paysans, responsables de l’association m’ont dit qu’une partie des plants de jatropha servirait à la création de haies, et que le reste était destiné à restaurer des terrains abandonnés car devenus incultivables.
Les plants seront vendus à 60 F l’unité. Les paysans rembourseront leurs dettes en livrant leurs récoltes. Ils pensent pouvoir obtenir des graines dès la première année. Quand j’ai demandé à quel prix les graines de jatropha seront payées, la réponse était simple : le prix n’a pas encore été fixé ! Cela dépendra du cours du marché. Certains espèrent recevoir plus de 100 F par kg. D’autres n’espèrent pas plus de 60 F/kg. Mais tous sont persuadés que chaque arbre de jatropha leur donnera 2 kg de graines par an, dès la première ou la deuxième année. Pourtant des études montrent qu'il faut attendre cinq ans pour que le jatropha donne sa pleine mesure.
Je leur ai conseillé d’utiliser ces plants surtout pour faire des haies, car là, même si la récolte ne correspond pas à leur attente, ils ne seront pas perdants : les haies vives protégeront leurs champs. Quant à restaurer un sol fatigué, en y plantant du jatropha, je leur dit, c’est une noble entreprise, mais difficile. Si vous réussissez, faites le moi savoir.
Mais si vous comptez faire les mêmes recettes sur ces sols arides, et si vous avez besoin de cet argent pour vivre, soyez prudents. Commencez par de petites surfaces, et vérifiez les rendements. Il est probable que vous n’aurez pas les mêmes rendements sur ces terres que sur les bonnes terres qui entourent vos champs.
Mais j’ai senti que mon message ne passait pas. Les jeux sont déjà faits. On leur a présenté le jatropha comme cette plante miracle qui pousse partout, est généreuse en livrant partout, quelque soit le terrain, la récolte attendue, et qui de plus permettra de restaurer les sols épuisés tout autour de Barsalgo, jusqu’à 20 km à la ronde.
Le lendemain, j’ai eu l’occasion d’échanger avec une vingtaine de femmes qui essayent de développer le maraîchage. A la fin de la réunion, j’ai posé quelques questions pour essayer de comprendre la situation de ces paysans et l’état de leurs champs. Les réponses permettent de dire qu’il s’agit d’une population d’agriculteurs livrée à elle-même, qui n’a pas su s’adapter à la pression démographique. La population augmentant, ils n’ont plus assez de terre, pour pratiquer la jachère, qui est pourtant un élément essentiel de la méthode traditionnelle.
La population augmentant, les paysans ont défrichés de nouvelles terres, abattant de nombreux arbres pour pouvoir cultiver. Mais, au même moment, les besoins en bois (pour chauffer l’eau, pour la cuisine et la préparation de la bière de mil) augmentaient avec le nombre d’habitants… si bien qu’aujourd’hui le bois manque et tout ce qui peut nourrir la terre est brûlé à la maison, et les terres sont épuisées.
Vous me direz : mais le jatropha ne va-t-il pas combler ce manque de bois ? Oui, dans 50 ans, quand les rendements en noix seront trop faibles ! Mais en attendant, il y a urgence à accompagner cette population pour la rendre capable de nourrir la terre de leurs champs, en pratiquant le zaï (avec du bon compost) et en construisant des cordons pierreux pour retenir l’eau de pluie. Lancer cette population dans un projet dont la rentabilité n’est pas assurée, c’est détourner les paysans de leur tâche : « produire la nourriture dont le pays et eux-mêmes ont besoin. » Ce dont ils ont besoin, c’est d’un projet qui leur fera comprendre pourquoi ils doivent s’adapter à la réalité d’aujourd’hui et tout faire pour nourrir leur terre.
En rentrant à Koudougou, je réfléchissais à ce que j’avais vu à Barsalgo, mais aussi à Boni, où à ce que j’avais lu sur d’autres projets au Burkina (à Dori, autour de Bobo-Dioulasso…) et dans d’autres pays (Sénégal, Ghana, Tanzanie, Mozambique…). Je me suis dit : ce jatropha, c’est un véritable cancer . Et en arrivant j’ai consulté mon dictionnaire :
« Le cancer est une maladie caractérisée par une prolifération cellulaire anormalement importante au sein d'un tissu normal de l'organisme, de telle manière que la survie de ce dernier est menacée. » Je me suis dit : c’est exactement cela !
Je ne connais pas de cas similaire. Voici une plante que l’on connait encore très mal, dont on n’a pas d’exemple de réussite industrielle probante (mais de nombreux échecs, avec des rendements loin de ceux attendus), dont on n’a pas testé la pertinence, ni sa capacité d’adaptation dans les terrains arides… et que les pays du nord ont réussi à répandre presque partout en Afrique.
mais partout ce sont les bonnes terres qui sont réquisitionnées.
Une étude vient d’être réalisée au Mozambique. Ses conclusions sont sans appel : « Les carburants à base de noix de jatropha ne constituent pas une solution durable et la production de ses dernières supplante celle des denrées alimentaires. C’est à cette conclusion qu’est parvenue l’étude effectuée récemment au Mozambique et commandée par la plate-forme suisse agrocarburants dont SWISSAID est membre. L’étude dévoile la triste réalité à laquelle sont confrontés les petits paysans du Mozambique et confirme la nécessité d’un moratoire sur les agrocarburants tel que celui proposé par le président de SWISSAID, Monsieur Rudolf Rechsteiner. »
Au Sénégal, M. Sidy Bâ ne dit pas autre chose : « les défenseurs de (la culture du jatropha) ne prennent cependant pas en compte les répercussions de ces agro-carburants sur les conditions de vie des populations rurales. …/… A l’heure actuelle, c’est la logique du profit et non celle des besoins sociaux qui prévaut et cette logique risque bien de provoquer des effets désastreux. »
Pour moi, le constat est clair : « si on laisse le jatropha proliférer en Afrique, détournant ses paysans de leur principale fonction : « se nourrir » et nourrir les villes de leurs régions, la survie de ces paysans, et des populations qu’ils nourrissent, est menacée.
Oui, le jatropha est bien un cancer qui menace l’Afrique !
Koudougou, le 15 juin 2010
Maurice Oudet
Président du SEDELAN