Un exil heureux
Nous sommes heureux de vous présenter aujourd’hui le témoignage d’une collaboratrice et alliée fidèle du SEDELAN, Birgitta Amoroso. En novembre et décembre dernier, elle a séjourné à Nyassan, au milieu de la plaine rizicole du Sourou.
Elles s’appellent Awa, Delphine, Aminata et Claude – quelques unes parmi 200 femmes d‘un bataillon de pionnières, lancées dans l’étuvage du riz des plaines du nord-ouest du pays, près de la frontière avec le Mali.
Leur combat ? La conquête du marché burkinabè des grandes villes, notamment de Koudougou, pas très éloignée. Leurs armes: le riz de leurs champs, la force de leurs bras, une détermination et une capacité de travail hors du commun. Leurs munitions : chaudrons et cuvettes, bâches et vélos. Leur objectif: valoriser et écouler le riz local produit par leurs familles pour s’assurer un gain autonome, subvenir aux besoins de leur foyer, soins de santé et scolarisation des enfants.
Le village de Nyassan est situé dans la vallée du fleuve Sourou, à son point de confluence avec la boucle du Mouhoun, les deux « porteurs d’or bleu » de la région – de l’eau, de l’eau presque toute l’année. Les champs cultivés suivent cette épine dorsale vitale, étalant ici et là ses lambeaux verdoyants à gauche et à droite, un peu comme les pattes d’un crocodile géant, languissant dans la savane.
Par un heureux hasard, je me suis trouvée, pendant mon huitième séjour au Burkina, aux côtés de ces femmes, accompagnant l’éditeur d’abc Burkina, Maurice Oudet, le président du SEDELAN, un des initiateurs-promoteurs du projet riz étuvé du Sourou, pendant une de ses nombreuses tournées aux quatre coins du pays. Il se rendait à Nyassan pour la mise au point des derniers détails concernant un prêt de 60 millions de FCFA , octroyé à ce projet par la Mutuelle Femme Développement (MUFEDE), et pour un état des lieux des stocks de riz, réservés sous clé comme garantie. Garantie solide s’il en est, garantie que l’on pouvait voir, toucher et même goûter ! Bien différente des sécurités virtuelles et toxiques, avancées pour couvrir les hypothèques-bidon, les sub-primes américaines, qui infectent maintenant l’économie réelle du monde entier…
Appelé rapidement vers d’autres obligations et chantiers, le président du SEDELAN m’a laissée au village de Nyassan pendant quelques semaines, en séjour d’étude un peu imprévu, me permettant de suivre de près le travail d’étuvage des femmes paysannes. Une expérience enrichissante à tous points de vue.
Avant le chant du coq et le premier rayon de soleil, Marie-Madeleine, Porégyédé, Odile et les autres femmes étuveuses ont déjà commencé leur combat journalier. A puiser et transporter de l’eau dans des bidons de 200 litres, à ramasser du carburant de fortune pour la cuisson, essentiellement des tiges ou épis de maïs épluchés, à allumer le feu et préparer marmites et jarres. Rarement elles s’offrent le luxe du vrai bois : un « lot de charrette » de bois coupé à 5 000 FCFA. Dans leurs cours, elles travaillent à 2, 3 ou 4 à alimenter le feu sous les grandes marmites en fonte, à laver et trier le riz (récolté et battu au champ à la main), éliminant les graines flottantes et vides, surveillant attentivement ébullition, fumée et vapeur, les pieds nus dans les savates à quelques centimètres du feu, les mains plongeant de petites bassines dans l’eau bouillante, tandis que les vapeurs chaudes embaument visage et vision. Sans posséder mesures, poids ou balances ces autodidactes ont le nez fin, l’oeil sûr et le toucher infaillible. Là où nous nous serions munis de tous les chrono-baro-hygro-thermo-mètres possibles et imaginables, elles posent une main sur le couvercle, elles scrutent les bulles du fond, elles tâtent les parois de la marmite pour vérifier si la vapeur a bien pénétré tout le riz à l’intérieur. Et elles savent toujours quand c’est l’heure !
Après le premier passage à la vapeur, le riz est transvasé dans de grandes jarres en terre cuite où il repose pendant la nuit. Le lendemain un deuxième étuvage suit. Le riz est ensuite sorti pour séchage, étalé sur de grandes bâches dans la cour, soigneusement surveillé et remué toutes les 10 minutes. Elles arrivent ainsi à produire 4, 8 ou même 10 sacs de riz de 25 kg parfaitement étuvé en une semaine !
Une fois sec, le riz est transporté en sacs de 20-40 kg, souvent sur le porte-bagage d’un vieux vélo. Qui de nous aurait réussi l’exploit de la femme burkinabè : enfourcher un vélo d’homme, enveloppée dans un pagne-jupe jusqu’aux chevilles, tongs aux pieds, pédaler avec cette charge les 2 kms jusqu’au moulin, un enfant attaché au dos, cuvette sur la tête, une main seulement sur le guidon, à travers les pistes du village. Elles mériteraient une médaille olympique.
Le décorticage de la graine étuvée et souple est moins abrasif que sur la graine dure et non traitée des champs. Les éléments nutritifs sont préservés, déjà chassés vers l’intérieur de la graine par la chaleur de l’étuvage, ce qui donne un riz de qualité supérieure (le riz blanc cher aux américains est « enrichi » post mortem de minéraux et vitamines perdus pendant le décorticage). Les graines séparées sont ensuite vannées pour enlever débris et restes de balle ou de son. Le son est vendu comme complément d’aliment pour bétail, la balle est parfois utilisée comme carburant pour les étuves.
Autre point fort : le travail collectif. Cette armée de nouvelles professionnelles de Nyassan a vite formé des groupements qu’elles continuent à consolider en vue de constituer une grande union. Les noms sont significatifs et témoignent de leur esprit de solidarité communautaire : NAMANGADZANGA (= « Utile à tout le monde »), BENNAFAKATIA, SABARIKADI = « Le pardon c’est bon », ou SONGTAABA = « S’entraider c’est bien ». Prose et poésie font bon ménage chez elles !
Pourtant pas facile de s’organiser, quand seulement une ou deux femmes par groupement savent lire et écrire. Pas simple non plus d’indiquer l’adresse de l’organisation quand on n’a pas encore de locaux. « Sous le premier acacia à gauche après le virage à la pharmacie » n’est pas toujours jugé satisfaisant par les autorités et administrations diverses. Pas évident du tout quand le village n’a pas d’électricité, service postal, cybercafé … et possède une seule ligne téléphonique en surcharge chronique…Mais les groupements décident néanmoins de désigner, outre leur présidente, secrétaire et trésorière, une attachée de presse, « personne responsable de l’information et de la communication ! » Excellent.
Pour les quatre réunions pendant mon séjour, une trentaine de femmes étaient présentes chaque fois, convoquées par des voies « internes » très performantes. Et d’autres se sont annoncées, toutes impatientes de verser leur cotisation, recevoir leur nouveau cahier personnel de gestion, emporter les nouveaux sacs de 25 kg imprimés d’une belle image et étiquette MALOKADI (= Le Bon Riz) prêts à l’emploi.
Quand finalement il a fallu « demander la route » et quitter la vallée, je retiens difficilement l’envie de crier : « Bonne route à vous aussi, Germaine, Eugénie, Fatimata et toutes les soeurs. Bon vent à cette grande marche des femmes burkinabè, vers une autonomie personnelle, locale et nationale : souveraineté alimentaire, développement endogène et travail dans la dignité ».
Leurs silhouettes, droites comme des caryatides grecques, portant - comme leurs lourds sacs de riz - l’espoir d’un peuple et d’une région sur leurs têtes magnifiques, s’estompent à l’horizon, gravées dans ma mémoire.
Aujourd’hui, au moment où nous publions ces lignes, deux camions par semaine quittent Nyassan pour Koudougou où la population apprécie beaucoup ce riz, le bien nommé (en jula) : « anyogontè » (qui n’a pas son pareil).
Florence, le 18 février 2009
Birgitta Amoroso