Le 5 juillet 2006, la Délégation de l'Assemblée nationale a déposé un rapport d'information sur
la négociation des "Accords de partenariat économique" (APE) avec les pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique.
Ce rapport a été présenté par le député Jean-Claude LEFORT.
Résumé du Rapport
Pourquoi l'Europe négocie-t-elle avec le plus vaste ensemble de pays pauvres de la planète des accords de libre-échange, dits « accords de partenariat économique » (APE), devant entrer en vigueur le 1er janvier 2008 ?
Ces négociations résultent de la Convention de Cotonou, conclue en juin 2000 entre l'Europe et les 77 pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP), et dont le cadre est fixé par un mandat donné, en juin 2002, par le Conseil des ministres de l'Union européenne à la Commission européenne.
Une étude approfondie des négociations en cours, sous la seule impulsion de la Commission, aboutit à ce constat : elles constituent un exercice surréaliste et navrant, à plusieurs titres.
1. Le régime commercial actuel « doit » changer, car les préférences non réciproques qu'accorde l'Union à ses partenaires, depuis plus de quarante ans, auraient « échoué » à assurer leur développement. Or le vrai échec des préférences réside dans la complexité des conditions de leur utilisation et le protectionnisme réglementaire et agricole européen, qui ont empêché les pays ACP de tirer pleinement profit de cet avantage économique modeste, mais réel. A l'inverse, personne ne peut affirmer que les préférences doivent être condamnées parce qu'elles n'ont pas permis, ce qui ne pouvait pas être leur objectif, si l'on veut être rigoureux et honnête sur le plan intellectuel, de régler le problème du sous-développement de pays très pauvres et de transformer ces derniers en « nouveaux pays industrialisés », à l'image de ceux de l'Asie du Sud Est. En effet, d'autres politiques et d'autres instruments doivent être institués pour mettre fin aux cercles vicieux perpétuant pauvreté de masse, dépendance commerciale, et faible attractivité pour les investisseurs étrangers, autant de défis que ni les pays développés, ni certaines élites des pays ACP, n'ont jamais voulu relever, malgré les innombrables recommandations données dans ce sens par l'ONU. Le développement ne peut se réduire au développement du libre-échange et des exportations.
2. L'Europe veut contribuer à la création, chez ses partenaires, d'un cadre « vertueux », permettant d'attirer des investissements et de lutter contre la corruption et la fuite des capitaux. Admirable programme, qui ne tient toutefois pas compte du fait que ce cadre « vertueux » s'écroulera avec l'effondrement de la classe moyenne embryonnaire et celui, accru, des communautés rurales qui résulteront des quatre chocs provoqués par le libre-échange à tout crin :
- un choc budgétaire, à la suite du démantèlement des droits de douane, qui affectera les ressources de pays pauvres au sein desquels les tarifs à l'importation constituent, à ce stade de leur développement, un optimum fiscal, tandis que les solutions de remplacement préconisées sont irréalistes et consistent à taxer, de manière disproportionnée ou régressive, les entreprises ou les ménages ;
- un choc sur la balance des paiements, imposant des ajustements sur les revenus, les prix intérieurs ou les services sociaux existants qui seront d'autant plus brutaux que les taux de change des monnaies de nos partenaires seront fixes ;
- un choc industriel, exposant les pays ACP à un risque de désindustrialisation, par la disparition du réseau des petites et moyennes entreprises, lesquelles font vivre les familles qui veulent éduquer leurs enfants et contribuer ainsi à la mise en valeur du potentiel humain et économique de pays dont les richesses sont parfois pillées par des « hauts » personnages locaux ;
- un choc agricole, qui remettra en question la pérennité des agricultures vivrières de subsistance, dont l'existence et le développement constituent les conditions clefs du recul de la pauvreté dans des pays majoritairement ruraux.
Ainsi, lorsque le libre-échange est mis en œuvre, sans le moindre discernement, dans des pays qui ne sont pas en situation de force pour le supporter, car ils souffrent d'un déficit d'alimentation, d'éducation, de santé, d'infrastructures, de technologies et d'épargne, l'avenir de leur population réside dans la survie dans une « économie de souk », dans un exode rural réalisé dans les pires conditions et dans le départ, dans des conditions effrayantes, des habitants les mieux formés et/ou en situation de désespoir vers l'Europe. Tous les travaux de la CNUCED, du PNUD, de la FAO et de la Commission économique pour l'Afrique de l'ONU tendent à le montrer.
Cet avenir lourd de menaces pour la paix et la stabilité de zones parfois proches de l'Europe doit être mis en relation avec l'objectif central déclaré du partenariat qui est « de réduction et, à terme, d'éradication de la pauvreté ». Fixé par l'article 1er de la Convention de Cotonou, le développement actuel des négociations lui tourne carrément le dos.
3. Il est « étonnant » de constater que la Commission n'a pas souhaité disposer d'une évaluation d'ensemble des conséquences du libre-échange, les pays ACP effectuant le travail, au cas par cas, sans disposer de garanties concernant le sérieux des études réalisées, ni qu'aucun cadre de référence commun, pour la mise au point des scénarii et l'analyse des effets constatés, n'ait été élaboré, sous la supervision d'une organisation incontestable comme, par exemple, la CNUCED.
4. L'Europe se veut la grande amie des pays les moins avancés (PMA) pour lesquels elle a adopté une mesure dite « initiative Tout sauf les armes ». Or on constate que les 39 pays ACP qui sont aussi des PMA sont également concernés par le libre-échange, ce qui vide de son sens la notion même de PMA. Cette classification est pourtant établie par l'ONU et reconnue par l'OMC. Dans ces négociations, la Commission agit au mépris du principe de différenciation posé par l'article 2 de la Convention de Cotonou, lequel prévoit que les modalités et les priorités de la coopération avec les pays ACP, y compris sur le plan commercial, varient en fonction du niveau de développement du pays partenaire.
5. La négociation des APE est supposée conforter les unions économiques régionales des pays ACP, lesquelles sont fragiles, car récentes. Or on constate que la Commission demande à la Southern Africa Customs Union d'achever son union douanière en 2008, et non 2010, comme le prévoit le calendrier de cette région : cet exemple prouve que l'Europe cherche à imposer ses choix de configuration régionale aux pays ACP, dans une logique qui, au pire, s'apparente à du néo-colonialisme, et au mieux, à une ignorance profonde, quand on sait de surcroît le temps qu'il a fallu à l'Europe pour s'unir, des rythmes devant présider aux processus d'unification du continent africain, l'une des plus grandes ambitions politiques du 21ième siècle.
6. L'instrument financier de la coopération UE-ACP, le Fonds européen de développement (FED), est actuellement programmé pour appuyer la mise en place des APE. Outre que cet exercice équivaut à exercer une pression « douce » sur nos partenaires pour les contraindre à signer les APE, notre coopération solidaire avec ces pays est détournée de sa philosophie, pour se transformer en « aid for trade ».
7. La négociation des APE est entièrement dominée par la direction générale du commerce de la Commission, la direction générale du développement se résignant à n'être qu'un « tiroir-caisse ». En outre, cette dernière n'est aucunement associée à la maîtrise de ce que serait un processus de libéralisation supportable pour des pays pauvres. C'est pourquoi les pays ACP considèrent que la négociation est entièrement dominée par un souci exclusif : la volonté d'aligner le régime commercial UE-ACP sur les règles de l'OMC, organisation internationale dont toute la philosophie tend à dédaigner ou tolérer, sans finesse et sous des conditions ultra restrictives, la nécessité de certaines discriminations, mêmes positives, pour les pays les plus faibles et les plus vulnérables. A cela s'ajoute le fait que l'Europe veut imposer dans les APE des négociations sur trois sujets qu'elle a accepté d'abandonner à la Conférence ministérielle de l'OMC de Cancun, l'investissement, la concurrence et la transparence dans les marchés publics, une attitude qui équivaut à renier, sur le plan bilatéral, la parole donnée aux pays en développement sur le plan multilatéral.
8. Enfin, la Commission ne dit pas la vérité quand elle prétend chercher des solutions alternatives, comme le prévoit pourtant la Convention de Cotonou, pour les pays ACP non-PMA qui décideraient de ne pas signer des APE. Les solutions auxquelles elle pense sont soit juridiquement, techniquement et politiquement infondées, soit « OMC non compatibles », ce qui ne serait pas grave en soi, si certaines de ses propositions n'étaient pas que pure fantaisie.
La situation actuelle conduit au diagnostic suivant : ces négociations vont droit vers un échec, aucun interlocuteur des pays ACP rencontré par le rapporteur n'ayant estimé que les 6 processus engagés avec les 6 régions ACP seraient tous finalisés d'ici le 31 décembre 2007. En veut-on des preuves ? En avril dernier, les ministres des finances de l'Afrique de l'Ouest ont décidé de prolonger les discussions ou les travaux sur certains thèmes jusqu'en septembre 2006, ce que les négociateurs de la Commission eux-mêmes considèrent être un pas en arrière. En février dernier, l'Afrique du Sud s'est associée à ses voisins de l'Afrique australe pour proposer à l'Europe un régime commercial qui a plongé celle-ci dans le plus grand embarras : elle doit répondre à une offre faite par des pays pauvres, qui se sont alliés à une puissance émergente, en principe non concernée par la négociation des APE, afin de rétablir un rapport de forces plus favorable dans une négociation structurellement biaisée.
Il y a plus grave : si la Commission persiste, l'Europe commettra une erreur politique, tactique, économique et géostratégique.
En effet, la seule question qui vaille est : en quoi les APE aideront-ils l'Afrique subsaharienne à atteindre les Objectifs du Millénaire pour le Développement adoptés par l'ONU en septembre 2000 ? En rien, alors que certains d'entre eux ne seront réalisés, dans cette partie du monde, selon le PNUD, qu'avec un siècle de retard. Pouvons-nous vraiment prendre la responsabilité de conduire l'Afrique, qui abritera, dans quelques années, le plus grand nombre de personnes vivant avec moins de un dollar par jour, vers davantage de chaos, sous couvert de respecter les règles de l'OMC ? Croit-on que ce chaos se limitera à l'Afrique, ce qui serait déjà insupportable ?
D'autre part, la Commission s'est-elle jamais interrogée sur le fait de savoir pourquoi l'Afrique se positionne constamment face à nous à l'OMC ? Beaucoup répondront que le coupable se cache dans nos subventions agricoles. Ce n'est qu'une partie de la vérité : nous sommes en train de nous aliéner définitivement nos partenaires parce que nous négocions un cadre dans lequel nous nous engageons à maintenir l'accès de pays très pauvres à notre marché, tout en leur disant qu'il faut maintenant qu'ils ouvrent les leurs sans restrictions réelles. On fait ainsi monter sur un même ring un poids plume et un poids lourd, et on voudrait que l'on nous saute au cou ?
Il est logique et compréhensible que cela soit insupportable pour nos partenaires. Et si nous devions encore persister dans cette voie, nous aurons contribué au délitement, sinon à la fin, du partenariat UE-ACP.
Alors que faut-il faire pour éviter ce scénario-catastrophe et la crise de confiance qui en résulte ?
1. Tout d'abord, il ne faut pas céder aux sirènes de la Commission, qui se dit prête à prendre toutes les précautions nécessaires pour nos partenaires, en prévoyant notamment des périodes transitoires pour la mise en œuvre du libre-échange allant jusqu'à vingt ans et une libéralisation asymétrique, permettant que 20 %, voire 30 % ou plus, du commerce des pays ACP ne soit pas libéralisés. Cette démarche revient à rechercher un objectif : une relation commerciale réciproque et conforme à l'OMC, pour « paramétrer » l'effort de libéralisation. Il faut au contraire partir de l'objectif de développement pour définir, avec précision, ce qui peut être libéralisé et ce qui ne doit pas l'être pour ne pas détruire les équilibres économiques fragiles d'un pays pauvre.
2. Il y a donc une nécessité absolue pour les politiques à donner un nouveau mandat de négociations à la Commission, à la suite d'une initiative franco-britannique. Ces deux Etats membres, pour des raisons historiques évidentes, doivent et peuvent, au vu de la position britannique, être en pointe sur le sujet.
3. La Convention de Cotonou prévoit qu'un examen formel et complet des accords prévus ait lieu en 2006, ce qui doit normalement se faire à l'automne prochain. Les Etats membres doivent utiliser cette « clause de rendez-vous » pour exiger de la Commission un changement d'approche radical et montrer à nos partenaires ACP que nous accordons à leurs besoins toute l'attention stratégique et politique que ceux-ci méritent.
Les principes, au nombre de six, devant encadrer le nouveau mandat de négociations sont les suivants :
- le régime actuel d'accès des exportations des pays ACP au marché européen doit être maintenu et accompagné d'un grand programme d'assistance technique dans les domaines sanitaires et phytosanitaires et de mise à niveau de leur appareil de production ;
- la libéralisation des échanges avec l'Union européenne ne doit intervenir qu'après une phase de consolidation des unions économiques et douanières de l'Afrique, des Caraïbes et du .Pacifique ;
- l'étendue, les étapes et la durée de mise en œuvre de la libéralisation doivent être définies non pas à partir de chiffres arbitraires, mais à partir du point de départ et d'avancement de chaque pays ACP sur une « trajectoire de progrès », liée à la réalisation des Objectifs du Millénaire pour le Développement ;
- la liste des produits sensibles exclus du champ de la libéralisation doit englober les productions indispensables au maintien et au développement des agricultures vivrières de subsistance, notamment, et du tissu industriel présent et futur choisies souverainement par les pays ACP ;
- la négociation des nouveaux sujets liés au commerce ne doit s'ouvrir qu'à la demande expresse des pays ACP ;
- l'Union européenne doit s'associer aux propositions faites par les pays ACP à l'OMC pour accorder un traitement tarifaire particulier aux produits agricoles liés à leur sécurité alimentaire, ainsi qu'à leurs préférences commerciales, et pour réviser l'article XXIV du GATT qui encadre la constitution des zones de libre-échange.
4. Parallèlement, l'aide aux pays ACP doit obéir aux trois impératifs suivants :
- une exigence absolue en matière de respect des principes de bonne gouvernance, qui doit donner lieu, le cas échéant, à l'adoption de sanctions et être accompagnée par une grande initiative internationale de récupération des capitaux des pays d'Afrique subsaharienne placés à des fins de profit personnel dans les banques, pour les reverser, sous forme d'aide, aux populations spoliées ;
- un soutien prioritaire aux programmes nationaux de renforcement de l'éducation, de la santé et de la sécurité alimentaire des populations, qui doit être suivi d'un appui massif aux infrastructures, ainsi qu'aux politiques industrielles et agricoles et à la constitution de partenariats entre entreprises européennes et entreprises ACP ;
- l'annulation de la dette des pays ACP, en commençant par ceux d'Afrique et en affectant les ressources dégagées à des « contrats de réalisation des Objectifs du Millénaire pour le Développement ».
5. Devenues enfin attractives, ces négociations pourront être conclues plus rapidement, après quoi commencera, pour faire reconnaître les nouveaux accords, une épreuve de force à l'OMC dont l'Europe et les pays ACP ne peuvent que sortir gagnants. Quel pays osera en effet contester la légitimité d'un libre-échange entre pays riches et pays pauvres qui soit de la sorte fondé sur la réalisation des Objectifs du Millénaire de l'ONU ?
Une fois l'essai transformé, les pays ACP et l'Europe pourront proposer une réforme d'ensemble des règles de l'OMC pour mettre fin à leur déséquilibre fondamental, qui résulte de l'absence d'un traitement spécial et différencié en faveur des pays en développement qui soit digne de ce nom. L'objectif final des partenaires doit être d'obtenir la subordination de l'OMC à l'ONU, pour que celle-ci soit le lieu privilégié et logique de la gouvernance économique et sociale mondiale.