a b c B u r k i n a

Protéger la paysannerie pauvre
dans un contexte de mondialisation (5)

5. Propositions pour lutter efficacement contre l’appauvrissement, pour lancer le développement desplus pauvres et pour relancer l’économie mondiale

Si notre diagnostic est juste, un puissant levier pour réduire l’immense sphère de pauvreté, de sous-consommation et de sous-alimentation, rurale et urbaine, qui freine le développement de l’économie-monde d’aujourd’hui, réside dans un relèvement progressif, important et prolongé des prix des denrées agricoles dans les pays en développement. Un tel relèvement des prix agricoles est en effet un moyen d’augmenter les revenus de la paysannerie sous-équipée et de lui redonner la possibilité de survivre, d’investir et de se développer; de tarir la source de la pauvreté extrême et de la sous-alimentation rurales; de freiner l’exode agricole, de limiter le chômage et la pauvreté urbaine; de relever le niveau général des salaires et des autres revenus; un moyen d’accroître les possibilités de recettes fiscales et en devises des pays en développement les plus pauvres et de dégager dans ces pays des capacités d’investissement qui leur permettront de se moderniser et de s’industrialiser. Et il est finalement un moyen d’élargir massivement la demande solvable globale et de relancer sur un large front la croissance mondiale.

Naturellement, un tel relèvement des prix ne doit pas être instauré brutalement, car ses effets positifs sur la production vivrière, sur le revenu des paysans pauvres, sur les salaires et sur les autres catégories de revenus ne seront pas très rapides, alors que, à l’inverse, l’augmentation des prix des denrées alimentaires et les effets négatifs qui en résulteront pour les consommateurs-acheteurs pauvres seront immédiats.

L’augmentation des prix des denrées agricoles de base doit donc être assez progressive pour que, à aucun moment du processus, les effets négatifs pour les acheteurs ne l’emportent sur les effets positifs pour les producteurs, et il conviendra, si nécessaire, d’accorder une aide alimentaire ciblée aux consommateursacheteurs les plus pauvres.

Une aide alimentaire qui ne peut pas prendre la forme d’une distribution de vivres à bas prix, sous peine de faire baisser les prix agricoles (et donc, indirectement, de faire porter le poids de cette aide aux producteurs agricoles et de décourager la production), mais qui peut, par exemple, prendre la forme de coupons alimentaires, distribués aux nécessiteux pour acheter des vivres à prix normal, ce qui doit augmenter la demande effective et encourager la production; ces coupons pouvant être subventionnés par les budgets publics, comme aux États-Unis, et (ou) par l’aide internationale.

Pour promouvoir un tel scénario, il faut avant tout instituer une nouvelle organisation et un nouveau mode de régulation des échanges agricoles internationaux, dont les grandes lignes (qui devront être précisées si on en accepte le principe) seraient les suivantes:

• Établir de vastes zones de libre-échange agricole regroupant des pays ayant des productivités agricoles assez voisines (Afrique intertropicale, Europe, Asie du Sud, etc.), et protéger ces « grands marchés

agricoles » contre les importations d’excédents, à prix cassés, par des droits de douane ajustables, de manière à obtenir des prix intérieurs stables et suffisants pour permettre aux paysans les moins productifs des régions les moins favorisées de vivre de leur travail et même d’investir et de se développer.

• Afin d’éviter la formation d’excédents agricoles difficilement vendables, négocier produit par produit, et renégocier périodiquement, des accords internationaux fixant, de manière aussi équitable que possible, un prix moyen à l’exportation ainsi que les quotas d’exportation et les prix d’exportation consentis à chacun de ces grands marchés et, si nécessaire, à chaque pays. On pourrait craindre en effet que la fixation de prix agricoles rémunérateurs entraîne la formation d’excédents exportables, comme cela s’est produit dans certains pays bénéficiaires de la révolution agricole ou de la révolution verte, mais ce serait oublier que l’objectif de cette réorganisation est aussi de freiner l’exode, de réduire le chômage, de relever les très bas salaires, d’augmenter la consommation alimentaire de centaines de millions de personnes et donc d’augmenter considérablement la demande effective des denrées agricoles.

• Pour réduire les écarts de revenu agricole qui ne manqueront pas d’exister entre les différentes régions composant chaque grand marché, établir une taxe foncière différentielle plus ou moins lourde pour les régions avantagées, nulle ou négative pour les régions désavantagées. Pour réduire les écarts de revenus qui persisteront néanmoins entre les exploitations agricoles bien dotées et les exploitations démunies, établir un impôt sur le revenu agricole progressif analogue à celui des autres catégories socioprofessionnelles, et instaurer une loi anti-cumul limitant la superficie des exploitations agricoles à la superficie exploitable par deux ou trois travailleurs (selon les pays), en fonction de la spécialisation.

• Dans la plupart des pays en développement, cette nouvelle organisation et ce nouveau mode de régulation des échanges agricoles internationaux doit permettre de stopper l’appauvrissement extrême allant jusqu’à la sous-alimentation des paysans les plus démunis.

• Dans la plupart des pays, y compris dans les pays développés, ils doivent permettre, de réduire autant que nécessaire la crise de la paysannerie peu productive, de freiner l’exode rural et de résorber le chômage.

De sorte que, tous les paysans étant payés pour leurs produits à des prix leur permettant de vivre de leur travail, cette nouvelle organisation des échanges internationaux doit permettre de mettre fin aux subventions en tous genres que les pays à haut revenu versent à leurs agriculteurs, quand ceux-ci sont mis en difficulté par la baisse des prix agricoles.

• Mais dans les pays où l’appauvrissement extrême et la sous-alimentation d’un grand nombre de petits paysans et de salariés agricoles résulte aussi du manque de terre et des bas salaires imposés par une minorité de grands domaines, cette réorganisation des échanges agricoles ne suffira évidemment pas. La réforme agraire aussi sera nécessaire, ainsi qu’une législation foncière qui garantisse au plus grand nombre l’accès à la terre et la sécurité de la tenure.

• Enfin, la remise sur pieds de services de recherche-développement agricole nationaux, affaiblis par des politiques de rigueur excessives, et l’orientation prioritaire des moyens de la recherche publique nationale et internationale vers les besoins des régions et des exploitations agricoles pauvres, sera d’autant plus justifiée que l’établissement de cette nouvelle organisation des échanges agricole garantira leur succès.

Ajoutons que l’organisation et le mode de régulation proposés ici, qui visent à sauvegarder l’existence, l’indépendance et les possibilités de développement des exploitations paysannes, n’ont rien à voir avec une quelconque forme d’économie administrée visant à les faire disparaître; et encore que, si les grands marchés régionaux et les accords par produit s’avèrent difficiles à mettre au point et à administrer, ils ne le seront pas plus que les systèmes de subventions en tous genres pratiqués aux États-Unis et dans l’Union européenne (qui sont devenus de vrais casse-têtes pour les agriculteurs, pour leurs organisations, et pour l’administration), et pas plus que les systèmes de protection, pays par pays, pratiqués par exemple au Japon ou en Suisse, etc.

 

6. Conclusion

L’expérience des dernières décennies a montré que, pour se développer, les exploitations paysannes, non subventionnées, ont besoin de prix agricoles suffisants non seulement pour survivre, mais encore pour investir et pour progresser. Ce que le libre-échange agricole ne peut certainement pas apporter à la très grande majorité des exploitations paysannes du monde. Bien au contraire, si ce libre-échange devait s’imposer, la baisse tendancielle des prix agricoles réels et leurs fluctuations condamneraient encore à la stagnation, à l’appauvrissement, à l’exode, puis au chômage et aux bas salaires, des centaines de millions de paysans supplémentaires, dans les pays en développement surtout, mais aussi dans une moindre mesure dans les pays développés.

Pour éradiquer la pauvreté et la sous-alimentation et lancer le développement des pays agricoles pauvres, ainsi que pour relever la demande solvable globale, insuffisante, relancer l’économie mondiale et réduire le chômage planétaire, il faut protéger les agricultures paysannes à la dérive, ou même seulement en difficulté, c’est-à-dire organiser et réguler les échanges agricoles internationaux de manière vivable pour tout le monde.

La question n’est donc pas de choisir entre mondialisation et non mondialisation, mais de choisir entre une mondialisation aveuglément libérale, excluante pour les pauvres qui se heurte à des résistances, et une mondialisation réfléchie, organisée et régulée, profitable à tous, qui devrait recevoir un large soutien.

Table de matières

1. Introduction

2. Une situation agricole et alimentaire mondiale insoutenable

2.1 Inégalités agricoles et pauvreté paysanne de masse

2.2 Pauvreté paysanne et insuffisances alimentaires

2.3 Les raisons très actuelles de l’appauvrissement extrême de centaines de millions de paysannes et de paysans

3. Origine et modalités de reproduction des inégalités agricoles, de la pauvreté paysanne et des insuffisances alimentaires

3.1 Le triomphe de la révolution agricole contemporaine dans les pays développés

3.2 Les limites de la révolution agricole dans les pays en développement

3.3 La crise des agricultures paysannes sous-équipées des pays en développement

4. Les conséquences de l’appauvrissement de la paysannerie sous-équipée des pays en développement

5. Propositions pour lutter efficacement contre l’appauvrissement, pour lancer le développement des plus pauvres et pour relancer l’économie mondiale

6. Conclusion

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