a b c B u r k i n a

Protéger la paysannerie pauvre
dans un contexte de mondialisation (3)

3. Origine et modalités de reproduction des inégalités agricoles, de la pauvreté paysanne et des insuffisances alimentaires

3.1 Le triomphe de la révolution agricole contemporaine dans les pays développés

Des inégalités agricoles initiales, réelles mais limitées

Au milieu du XIXe siècle, la plupart des paysans du monde pratiquaient une agriculture strictement manuelle (houe, bêche, hache, machette, etc.). Avec une superficie par actif de l’ordre de 1 hectare et des rendements en équivalant inférieurs à 1 tonne par hectare, la productivité du travail de ces paysans ne dépassait pas 1 tonne par actif. En Europe cependant, les systèmes de culture attelée lourde sans jachère, développés et perfectionnés depuis le Moyen-âge, étaient largement répandus. Avec charrue, charrette, etc., ils permettaient déjà de cultiver 5 ha/actif, ce qui, avec un rendement de 1 t/ha, autorisait une productivité brute du travail de l’ordre de 5 t/actif. Un record qui n’était alors approché que par les systèmes hydrorizicoles de culture attelée à deux récoltes par an de certains deltas d’Asie. À l’époque, toutes les autres agricultures du monde (culture à l’araire avec jachère des régions méditerranéennes, systèmes hydroagricoles à une ou à deux récoltes par an, en culture manuelle ou en culture attelée, etc.) s’inscrivaient donc dans un écart de productivité qui était de l’ordre de 1 à 5 (voir figure 1).

L’explosion des inégalités agricoles au XXe siècle

Dès la fin du XIXe siècle cependant, l’industrie commença de produire de nouveaux matériels mécaniques à traction animale (brabants, cultivateurs à dents, semoirs, bineuses, butteuses, faucheuses, faneuses, rateleuses, moissonneuses-lieuses, batteuses à vapeur, etc.) qui furent adoptés par les fermes bien dimensionnées dans les colonies agricoles d’origine européenne des régions tempérées d’Amérique du Nord, du cône Sud de l’Amérique latine, d’Afrique du Sud, d’Australie, de Nouvelle-Zélande, etc., et aussi, quoique plus lentement, en Europe. Les exploitations les mieux équipées atteignirent alors une superficie, par actif, de l’ordre de 10 ha; mais comme d’un autre côté, l’usage des engrais minéraux était encore très limité, les rendements ne dépassaient toujours guère les 1 t/ha, de sorte que la productivité brute du travail était au maximum de quelque 10 t/actif.

Au XXe siècle, la révolution agricole contemporaine stricto sensu (motorisation, grande mécanisation, sélection, chimisation, spécialisation) a triomphé dans les pays développés. En quelques décennies, un nombre réduit d’agriculteurs a parcouru beaucoup de chemin. En grande culture céréalière par exemple, les exploitations les plus lourdement motorisées et mécanisées (tracteurs de plus de 120 chevaux à quatre roues motrices, barres de coupe de 6 mètres et plus, etc.) atteignent aujourd’hui 200 hectares par actif, alors même que du fait de l’usage massif des engrais, des produits de traitement et des variétés sélectionnées, les rendements des céréales, nous l’avons vu, peuvent dépasser 10 tonnes par hectare; en conséquence, la productivité brute du travail peut atteindre 2 000 t/actif et la productivité nette approcher les 1 000 t/actif.

L’écart de productivité du travail entre l’agriculture manuelle non chimisée et l’agriculture la plus lourdement motorisée et chimisée du monde est donc aujourd’hui de l’ordre de 1 à 2 000 en productivité brute, et de 1 à plus de 500 en productivité nette.

Les mécanismes du développement inégal des exploitations avantagées

Bien sûr, un tel bond en avant ne s’est pas produit d’un seul coup mais par étapes, et il n’a pas été le fait de toutes les exploitations agricoles mais d’une minorité d’entre elles, toujours moins nombreuses, tandis que latrès grande majorité des exploitations existantes au début du siècle disparaissaient les unes après les autres.

En effet, à chaque étape de ce développement contradictoire, seules les exploitations, situées dans les régions favorables, et déjà suffisamment bien équipées et dimensionnées pour atteindre une productivité permettant de dégager un revenu supérieur aux besoins de la famille, et donc une capacité d’auto-investissement et d’emprunt suffisante pour s’équiper et s’agrandir, ont pu franchir une étape supplémentaire. Et comme à chaque fois, ces exploitations progressaient d’autant plus que leurs capacités d’investissement étaient plus élevées, les exploitations avantagées au départ se retrouvaient encore plus avantagées par la suite.

Les mécanismes d’appauvrissement et d’exclusion des exploitations désavantagées

D’un autre côté, les exploitations paysannes moins bien équipées, moins bien dimensionnées, souvent moins bien situées et moins productives, dont le revenu familial était inférieur au seuil de renouvellement, c’est-àdire au seuil de revenu socialement acceptable, proche du salaire minimum du moment, ne pouvaient ni investir, ni s’agrandir, ni même renouveler pleinement leurs moyens de production. En fait ces exploitations, qui tendaient à décapitaliser et à régresser, n’étaient généralement pas reprises lors de la retraite de l’exploitant: elles étaient en crise et en voie de disparition.

La baisse des prix agricoles réels, la hausse des salaires et leurs conséquences

Mais ce mécanisme de développement inégal cumulatif des uns, de blocage du développement, de crise et d’exclusion des autres, était formidablement amplifié par les effets de la baisse tendancielle des prix agricoles réels d’une part, et par la hausse du salaire minimum réel d’autre part.

En effet, au cours des dernières décennies, les gains de productivité résultant de la révolution agricole ont été si importants qu’ils ont largement dépassé ceux des autres secteurs de l’économie (industrie, services). En conséquence, les prix courants des produits agricoles ont augmenté moins vite que ceux des autres produits et les prix agricoles réels (déduction faite de l’inflation) ont fortement baissé. Ainsi, en moins de 50 ans, le prix réel du blé aux États-Unis par exemple a été divisé par près de 3 alors que celui du maïs et du sucre était divisé par plus de 2 (fig. 4 et 5).

Cette baisse des prix a d’abord entraîné une baisse, plus que proportionnelle, du revenu des petites exploitations, dont elle aggravait l’appauvrissement et accélérait la disparition; elle a aussi entraîné une baisse de revenu des exploitations moyennes n’ayant pas suffisamment progressé pour en compenser les effets. Et, comme de leur côté les gains de productivité dans l’industrie et les services ont été assez importants pour provoquer une hausse du salaire minimum en termes réel, et donc une hausse du revenu agricole socialement acceptable, de nombreuses exploitations moyennes se sont retrouvées, elles aussi, en dessous du seuil de renouvellement, c’est-à-dire en crise et vouées à disparaître à terme.

Dans les pays développés, la croissance de l’industrie et des services a généralement (sauf en période de crise) été suffisante pour absorber la main d’œuvre libérée par les gains de productivité agricole. Même dans ces pays cependant, la révolution agricole se heurte à certaines limites et à des inconvénients. Des rendements en grain supérieurs à 12 000 kg de grain par hectare ou de plus de 12 000 litres de lait par vache sont difficilement dépassables. Les atteintes à l’environnement, à la qualité et à la sûreté sanitaire des produits se multiplient, par excès d’engrais ou de produits traitement, par recyclage de déchets dangereux dans les champs ou dans les aliments du bétail. D’un autre côté, le gigantisme mécanique, la spécialisation excessive, la concentration spatiale des productions, et l’abandon par l’agriculture de régions entières, souffrant de quelque désavantage comparatif, posent aujourd’hui des problèmes de plus en plus aigus d’emploi et d’entretien des territoires. En réponse à ces excès, des formes d’agriculture écologiquement raisonnées, capables d’améliorer la qualité des produits et de l’environnement, et qui répondent aux souhaits du public et de la majorité des agriculteurs tendent à se développer. Mais elles coûtent plus cher que l’agriculture conventionnelle et elles ne pourront pas se généraliser dans un régime de trop bas prix agricoles, sauf à les subventionner.

3.2 Les limites de la révolution agricole dans les pays en développement

La faible pénétration de la révolution agricole stricto sensu

Dans les pays en développement, la révolution agricole contemporaine dotée de tous ses attributs, en particulier d’une motomécanisation lourde et complexe, n’a pénétré que dans quelques régions d’Amérique latine, du Moyen-Orient, d’Asie, d’Afrique du Nord et du Sud, et elle est pratiquement inexistante en Afrique intertropicale, dans les Andes et au cœur du continent asiatique. Encore faut-il ajouter que même dans les régions où elle existe, cette motomécanisation fort coûteuse n’a pu être adoptée que par une minorité de grandes exploitations à salariés, publiques ou privées, nationales ou étrangères, disposant du capital ou du crédit nécessaires, tandis que, à leurs côtés, la très grande majorité des petits et moyens paysans continuent de pratiquer la culture manuelle ou à traction animale.

La révolution verte et ses limites

Cependant, une fraction relativement importante de la paysannerie non motorisée des pays en développement a bénéficié de cette variante de la révolution agricole, dépourvue de motomécanisation lourde, que l’on appelle révolution verte (sélection de variétés à haut rendement potentiel de maïs, de riz, de blé, de soja et de quelques autres cultures tropicales d’exportation, ainsi qu’engrais, produits de traitement, irrigation). Des augmentations de rendements très importantes en ont résulté, en particulier dans les grandes plaines d’agriculture hydraulique où une bonne maîtrise de l’eau a permis de faire deux ou trois récoltes par an sur la même parcelle. Combinés aux bas salaires locaux, les niveaux de production et de productivité ainsi atteints, bien que très inférieurs à ceux de la grande culture lourdement motomécanisée, ont été suffisants pour que certains pays (Thaïlande, Viet Nam, etc.) deviennent exportateurs de riz.

Les agricultures orphelines

Certes, les transformations agricoles du demi-siècle écoulé ne se réduisent pas à la révolution agricole et à la révolution verte. A regarder les choses de près, on peut voir qu’il n’existe pas d’agriculture immobile. Les plus modestes cultivateurs des savanes africaines, des Andes et des hautes vallées d’Asie adoptent couramment de nouvelles plantes et de nouveaux animaux venus d’autres continents, les sélectionnent pour les adapter à leurs conditions, et qui adoptent aussi bien, quand ils en ont les moyens, de nouveaux outils manuels ou à traction animale. Et, pour s’adapter à des conditions économiques, écologiques et démographiques changeantes, ils combinent et recombinent, sans cesse, cultures et élevages, outils anciens et nouveaux, pour pratiquer des systèmes de production d’autant plus savamment appropriés que leurs conditions de production sont peu favorables.

Mais il reste que même dans les régions de révolution verte, et quels qu’aient été leurs efforts et leur

ingéniosité pour arriver à survivre, de très nombreux petits paysans n’ont pas eu les moyens d’investir et de progresser. Et surtout, il reste que d’immenses régions d’agriculture pluviale, ou sommairement irriguée, sont demeurées pour l’essentiel à l’écart de cette révolution verte: les espèces cultivées dans ces régions (mil, sorgho, taro, patate douce, igname, banane plantain, manioc, etc.) ont peu ou pas bénéficié de la sélection, et on peut en dire autant des variétés locales de blé, maïs, riz, etc., adaptées à des conditions difficiles (altitude, sécheresse, salure, aridité, excès d’eau, etc.). Par exemple, le rendement moyen du mil aujourd’hui dans le monde est d’à peine 0,8 t/ha. Ces espèces et ces variétés dites «orphelines», car oubliées par la sélection, rentabilisent souvent mal les engrais et les produits de traitement, ce qui accroît les handicaps des régions où elles sont cultivées. Ainsi, plus du tiers de la paysannerie du monde, c’est-à-dire près d’un demi milliard d’actifs agricoles (soit plus d’un milliard de personnes vivant de l’agriculture), se trouve privé de tout moyen de progrès significatif.

3.3 La crise des agricultures paysannes sous-équipées des pays en développement

La généralisation de la baisse des prix agricoles

Du fait de la révolution agricole et de la révolution verte, et du fait de la révolution des transports et de la libéralisation des échanges internationaux, la baisse tendancielle des prix réels des excédents exportables de blé, de maïs, de riz, de soja, de produits animaux, etc., s’est répercutée dans la plupart des pays. Mais la baisse des prix agricoles n’a pas concerné que ces produits, elle a aussi touché les cultures tropicales d’exportation concurrencées soit par des cultures moto-mécanisées des pays développés (betterave contre canne à sucre, soja contre arachides et autres oléagineux tropicaux, coton du sud des États-Unis, etc.), soit par des produits industriels de remplacement (caoutchouc synthétique contre hévéaculture, textiles synthétiques contre coton, etc.). Par exemple, le prix réel du sucre, a été divisé par plus de 3 en un siècle, alors que celui du caoutchouc était divisé par près de 10 (fig. 4 et 5).

Enfin, la révolution agricole a également été mise au point pour d’autres cultures tropicales (banane, ananas, etc.), si bien que la baisse tendancielle des prix réels s’est progressivement étendue à la quasi-totalité des produits agricoles.

Le blocage du développement

Pour la masse des paysans en culture manuelle des pays en développement, la baisse tendancielle des prix agricoles réels qui se poursuit depuis plus de cinquante ans a d’abord entraîné une baisse de leur pouvoir d’achat. La majorité d’entre eux s’est alors progressivement trouvée dans l’incapacité d’investir dans un outillage plus performant, et parfois même dans l’incapacité d’acheter des semences sélectionnées, des engrais minéraux et des produits de traitement. Autrement dit, la baisse des prix agricoles s’est d’abord traduite par un véritable blocage du développement de la masse des paysans les moins bien équipés et les moins bien situés.

La décapitalisation et la sous-alimentation

Puis, cette baisse tendancielle des prix se poursuivant, les paysans qui n’ont pas pu investir et réaliser des gains de productivité significatifs passent en dessous du seuil de renouvellement économique de leur exploitation: leur revenu monétaire devient insuffisant pour tout à la fois renouveler leur outillage et leurs intrants, acheter les quelques biens de consommation indispensables qu’ils ne produisent pas eux-mêmes et, le cas échéant, pour payer l’impôt.

Dans ces conditions, afin de renouveler le minimum d’outillage nécessaire pour pouvoir continuer de travailler, ces paysans doivent faire des sacrifices de toutes sortes: vente de bétail, réduction des achats de biens de consommation, etc. Et ils doivent étendre le plus possible les cultures destinées à la vente. Mais comme la superficie cultivable avec un outillage aussi faible est forcément très limitée, ils doivent pour cela réduire la superficie des cultures vivrières destinées à l’autoconsommation.

Autrement dit, la survie de l’exploitation paysanne dont le revenu tombe en dessous du seuil de renouvellement n’est possible qu’au prix d’une véritable décapitalisation (vente de cheptel vif, outillage de plus en plus réduit et mal entretenu), de la sous-consommation (paysans en guenilles et aux pieds nus), de la sousalimentation et bientôt de l’exode. A moins de se livrer à des cultures illégales: coca, pavot, chanvre, etc.

La crise écologique et sanitaire

De plus en plus mal outillés, mal nourris et mal soignés, ces paysans ont une capacité de travail de plus en plus réduite. Ils sont donc obligés de concentrer leurs efforts sur les tâches immédiatement productives et de négliger les travaux d’entretien de l’écosystème cultivé: dans les systèmes hydrauliques, les aménagements mal entretenus se dégradent; dans les systèmes de cultures sur abattis-brûlis, pour réduire la difficulté du défrichement, les paysans s’attaquent à des friches de plus en plus jeunes et de moins en moins éloignées, ce qui accélère le déboisement et la dégradation de la fertilité; dans les systèmes de cultures associées à des élevages, la réduction du cheptel vif entraîne une diminution des transferts de fertilité des pâturages vers les terres de culture. D’une manière générale, les terres de culture mal désherbées se salissent, les plantes cultivées, carencées en minéraux et mal entretenues, sont de plus en plus sujettes aux maladies, etc.

La dégradation de l’écosystème cultivé, la sous-alimentation et l’affaiblissement de la force de travail conduisent aussi les paysans à simplifier leurs systèmes de culture. Les cultures « pauvres », moins exigeantes en fertilité minérale, en eau et en travail prennent le pas sur les cultures plus exigeantes. La diversité et la qualité des produits végétaux autoconsommés diminuent, ce qui, ajouté à la quasi-disparition des produits animaux, conduit à des carences alimentaires accrues en protéines, en minéraux et en vitamines.

Ainsi, la crise des exploitations agricoles s’étend à tous les éléments du système agraire: amoindrissement de l’outillage, dégradation et baisse de la fertilité de l’écosystème, malnutrition des plantes, des animaux et des hommes, et dégradation générale de l’état sanitaire. La non durabilité économique du système productif entraîne la non durabilité écologique de l’écosystème cultivé, la sous-alimentation et la mauvaise santé.

L’endettement, l’exode et la famine

Appauvris, sous-alimentés et exploitant un milieu dégradé, ces paysans affaiblis se rapprochent dangereusement du seuil de survie (seuil en dessous duquel ils n’auront plus les moyens de poursuivre leur activité). Une mauvaise récolte suffit alors pour les contraindre à s’endetter, ne serait-ce que pour manger durant les mois de soudure précédant la récolte suivante. Dès lors, le paysan endetté est à la merci d’une mauvaise récolte et il est contraint d’envoyer, si ce n’est déjà fait, les membres encore valides de sa famille à la recherche d’emplois extérieurs, temporaires ou permanents; ce qui affaiblit encore sa capacité de production. Enfin, si ces revenus extérieurs ne suffisent pas pour assurer la survie de la famille, celle-ci n’a plus d’autre issue que l’exode.

Mais, dans la plupart des pays en développement, l’industrie et les services offrent fort peu d’opportunités d’emplois dignes de ce nom, et la pauvreté rurale ne peut que déboucher sur le chômage et sur une pauvreté urbaine ou périurbaine à peu près équivalente.

Enfin, alors qu’une paysannerie disposant de surplus peut supporter une et même plusieurs mauvaises récoltes, une paysannerie chroniquement réduite à la limite de la survie se trouve à la merci du moindre accident diminuant brutalement le volume de ses récoltes ou de ses recettes. Que cet accident soit climatique (inondation, sécheresse, etc.), biologique (maladie des plantes, des animaux ou des hommes, invasion de prédateurs, etc.), économique (mévente des produits, fluctuation à la baisse, etc.) ou politique (guerre civile, passage de troupes, etc.), les paysans sont alors condamnés à la famine sur place, ou aux camps de réfugiés s’il en existe à proximité.

Certes, ce processus d’exclusion n’a pas encore touché la totalité de la paysannerie travaillant en culture

manuelle, mais il a touché les paysans les plus démunis, particulièrement nombreux dans les régions les plus défavorisées.

Les circonstances aggravantes de l’appauvrissement et de la sous-alimentation

En effet, certaines régions, certains pays en développement ont aussi hérité de conditions naturelles (aridité, excès d’eau, salure, sols pauvres, etc.), de conditions infrastructurelles (aménagements hydrauliques insuffisants, etc.) et de conditions foncières (minifundisme résultant du latifundisme ou du surpeuplement agricole) particulièrement désavantageuses. Certains pays ont aussi pratiqué des politiques particulièrement défavorables à l’agriculture et à la paysannerie (dépenses excessives de modernisation, d’urbanisation, etc., subventionnement des importations agricoles et alimentaires, imposition des exportations agricoles, absence de protection contre les fluctuations des prix agricoles, surévaluation de la monnaie, etc.). Ces circonstances défavorables sont venues aggraver l’appauvrissement et la sous-consommation paysanne; et, là où plusieurs circonstances défavorables se sont conjuguées, de véritables quadrilatères de la faim ont pu se former: tel fut le cas du Nord-Est brésilien, où se combinent l’aridité du climat, le lati-minifundisme et la prédominance d’une culture, la canne à sucre, qui a souffert de bien des vicissitudes; tel est le cas du Bangladesh, qui cumule les inconvénients d’une infrastructure hydraulique insuffisante et d’un minifundisme résultant à la fois de l’inégale répartition des terres et du surpeuplement; tel est encore le cas de beaucoup de pays de l’Afrique sahélienne, centrale et orientale.

Enfin il faut ajouter que, dans les pays où elles ne sont pas tempérées, les très fortes fluctuations des prix agricoles, qui se produisent sur un marché international non régulé (fig. 4 et 5), aggravent considérablement les effets néfastes de la baisse tendancielle à long terme des prix agricoles réels: en période de bas prix, la crise, la sous-alimentation, l’exode de la paysannerie pauvre s’accentuent; en période de hauts prix, les pays importateurs pauvres et les consommateurs-acheteurs pauvres n’ont pas les moyens de s’approvisionner, alors que l’aide alimentaire se fait rare.

Pour défavorables qu’elles soient, et pour dramatiques que soient parfois leurs conséquences, ces circonstances aggravantes ne doivent pourtant pas masquer le fait que la cause première de la crise massive de la paysannerie, de la misère rurale et urbaine et de la faim qui frappent les pays agricoles pauvres est pour l’essentiel ailleurs. Cette crise et cette pauvreté étaient inéluctables dès lors que les agricultures paysannes faiblement équipées et peu performantes de ces pays ont été confrontées à la concurrence d’autres agricultures beaucoup plus productives ayant bénéficié de la révolution agricole ou de la révolution verte et bénéficiant de quelques avantages supplémentaires comme l’abondance de terre et les bas salaires ou comme les subventions, et à la baisse des prix agricoles réels qui en a résulté. Et il ne fait pas de doute que si la baisse tendancielle des prix réels des céréales, et à sa suite la baisse des prix de toutes les autres denrées agricoles, se poursuivent, l’appauvrissement extrême, la sous-alimentation et la faim, l’exode rural massif et le gonflement de la population pauvre des bidonvilles continueront eux aussi.

 Table de matières

1. Introduction

2. Une situation agricole et alimentaire mondiale insoutenable

2.1 Inégalités agricoles et pauvreté paysanne de masse

2.2 Pauvreté paysanne et insuffisances alimentaires

2.3 Les raisons très actuelles de l’appauvrissement extrême de centaines de millions de paysannes et de paysans

3. Origine et modalités de reproduction des inégalités agricoles, de la pauvreté paysanne et des insuffisances alimentaires

3.1 Le triomphe de la révolution agricole contemporaine dans les pays développés

3.2 Les limites de la révolution agricole dans les pays en développement

3.3 La crise des agricultures paysannes sous-équipées des pays en développement

4. Les conséquences de l’appauvrissement de la paysannerie sous-équipée des pays en développement

5. Propositions pour lutter efficacement contre l’appauvrissement, pour lancer le développement des plus pauvres et pour relancer l’économie mondiale

6. Conclusion

 

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