Elle fut, durant des siècles, l'objet de toutes les attentions. Puis, attiré par les lumières de la ville, l'homme s'en détourna. L'agriculture fut, au XXe siècle, marginalisée, et l'agriculteur méprisé. On ne compte plus les signes de cette déchéance. La France a beau vénérer son terroir, l'expression "paysan" y fait figure d'injure. Ce n'est peut-être pas par hasard si c'est au Salon de l'agriculture que Nicolas Sarkozy, élu des villes s'il en est, a lancé son fameux "casse-toi, pauvre con". Une insulte n'étant jamais gratuite, le président, urbain jusque dans ses mocassins, n'a peut-être fait que dire tout haut ce qu'une bonne partie du peuple des villes a eu un jour envie de dire au peuple des champs.

 

Ce mépris est mondial

Alors que 75 % des pauvres habitent dans des zones rurales, l'agriculture ne reçoit que... 4 % des investissements publics et 4 % de l'aide au développement. Au-delà des causes conjoncturelles mises en avant pour expliquer la crise alimentaire actuelle - progression de la demande, changement climatique, concurrence des biocarburants et spéculation financière -, c'est cette absence de moyens qui en constitue le principal motif.

Deux raisons expliquent cette incroyable injustice de la répartition de la dépense publique.

Contrairement aux urbains, les ruraux forment rarement un groupe de pression. Paradoxalement, c'est dans les pays développés, là où ils sont les moins nombreux, que les agriculteurs pèsent le plus (et reçoivent le plus d'aides). Surtout, la Banque mondiale et la plupart des dirigeants considéraient jusqu'à ces derniers mois que l'agriculture était une activité résiduelle.

Puisque 4 % de la population parviennent dans les pays développés à nourrir les 96 % restants, pourquoi aider les agriculteurs des pays pauvres dont le destin est de partir en ville travailler dans l'industrie et les services ? Entendre Robert Zoellick, président de la Banque mondiale, s'inquiéter aujourd'hui de la pénurie alimentaire, laisse perplexe. La Banque mondiale est l'un des tout premiers responsables de la situation actuelle. C'est elle qui a imposé depuis des décennies aux pays pauvres de réduire toute aide financière et administrative à ce secteur et de privilégier les cultures d'exportation. Résultats de cette myopie, que certains jugent teintée de malveillance tant elle a servi l'intérêt des pays riches : les agriculteurs des pays pauvres souffrent cruellement d'absence de formation et d'investissements publics, et l'autosuffisance alimentaire a longtemps été jugée dépassée.

Osons le politiquement incorrect :

croit-on que, si les pays riches s'intéressaient vraiment au développement agricole, ils auraient laissé un Africain - le Sénégalais Jacques Diouf - exercer trois mandats (de 1994 à, en principe, 2012) à la tête de la FAO, l'agence de l'ONU chargée de l'alimentation ? Même la localisation de l'agence - en Italie - est significative. Face à la Banque mondiale et au Fonds monétaire international, la FAO ne fait pas le poids. Que peut Rome contre Washington ?

Le revirement de la Banque mondiale le prouve : les tensions actuelles, résultat de vingt ans d'erreurs et de passivité, amènent les responsables à reconsidérer l'agriculture comme un secteur stratégique. Si les médias et les hommes politiques s'intéressent au court terme (vite, sauvons Haïti...), la FAO et deux autres organismes de l'ONU, le Fonds international de développement agricole (FIDA) et l'Organisation des Nations unies pour le développement industriel (Unido) ont préparé l'avenir en organisant à Delhi, du 8 au 11 avril, le 1er forum mondial des agro-industries. Plus de 500 personnes, venues de 110 pays, y ont participé.

Alain de Janvry, professeur à l'université de Berkeley, a rappelé que l'agriculture était un secteur-clé pour la croissance. En Chine, en Inde ou au Vietnam, c'est son développement qui a permis à des centaines de millions de personnes de sortir de la pauvreté et aux économies de décoller. Par ailleurs, la création d'industries agroalimentaires constitue bien souvent une première étape vers une économie plus industrielle. Si la part de l'agriculture dans l'économie mondiale diminue, celle de l'industrie agroalimentaire augmente. Même si les chiffres sont extrêmement parcellaires en raison de l'importance du secteur informel (60 % des emplois dans certains pays), les industries agroalimentaires sont sans doute le premier secteur économique au monde.

Routes en bon état et réfrigérateurs 

Aujourd'hui, chacun en convient : l'agriculture a un avenir. En raison de l'augmentation de la population mondiale et du niveau de vie de celle-ci, la demande de denrées alimentaires devrait doubler d'ici à 2050. Mais l'avenir de l'agriculture passe par la transformation des produits agricoles, dont l'importance va croissant, et donc par un rapprochement avec l'industrie. Faute d'infrastructures, un pays comme l'Inde perd environ 30 % de ses récoltes et redevient importateur net de céréales. Davantage que de biotechnologies, les agriculteurs des pays pauvres ont surtout besoin de systèmes d'irrigation, de routes en bon état et de réfrigérateurs leur permettant d'avoir accès aux marchés et de peser face aux industriels.

Les constats sont les mêmes en Asie, en Afrique, en Amérique latine et en Europe centrale : les agriculteurs manquent d'un environnement porteur, d'organisations en réseaux telles que les coopératives de production, de formation et d'infrastructures publiques. L'argent fait aussi cruellement défaut. Mais la crise actuelle pourrait amener les investisseurs à s'intéresser à ce secteur. D'ores et déjà, le Crédit agricole, qui jusqu'à présent misait sur la mondialisation de son réseau pour assurer son développement, a décidé de renouer avec ses racines rurales en organisant un forum international sur le financement de la filière agricole. Moins par philanthropie que par intérêt bien compris.

Les débats ne portent plus sur la disparition progressive de l'agriculture, mais sur son évolution. Mais toutes les ambiguïtés ne sont pas levées. Les pays du Sud vont devoir à la fois rendre leurs agricultures plus compétitives et les réorienter en partie afin de satisfaire la désormais sacro-sainte autosuffisance alimentaire, ce qui ne sera pas facile. Dans le même temps, les pays du Nord devront accepter de lever leurs barrières douanières, tant les programmes d'aide actuellement décidés en catastrophe apparaissent en partie comme la conséquence des politiques menées ou imposées jusqu'à présent par les pays occidentaux.

Frédéric Lemaître,

Article paru dans l'édition du 23 avril 2008 du quotidien Le Monde

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