Quand la Banque Mondiale s’attaque à la filière coton au Mali
Par Kako Nubukpo, économiste au CIRAD, basé au Programme Coton de l’Institut d’Economie Rurale du Mali (IER), Bamako.(Janvier 2005)
La filière coton au Mali est une des rares « success stories » du continent africain en matière de compétitivité économique. En effet, le Mali se classe depuis un an comme le premier producteur de coton africain devant l’Egypte (610 000 tonnes) et réussit depuis dix ans le tour de force d’accroître régulièrement sa production malgré l’absence de subventions à l’instar de celles qui permettent notamment aux producteurs de coton américains de survivre au prix d’une déstabilisation générale du marché mondial du coton.En outre, un pool bancaire original, composé de banques de la sous région ouest africaine, a réussi ces dernières années à assurer le financement de la commercialisation du coton dans un environnement pourtant peu porteur.
Les déterminants principalement évoqués pour expliquer la réussite de cette filière est, d’une part, la fixation d’un prix minimum garanti attractif pour les producteurs, dont le montant s’élève à 210 FCFA/KG de coton-graine de premier choix pour les dernières campagnes et, d’autre part, la préservation d’une organisation intégrée de la filière avec comme pivot, la CMDT, la compagnie malienne de développement des textiles, organisme qui détient le monopole de l’achat et de la commercialisation du coton malien (faiblement concurrencé depuis peu par l’OHVN).
Cette double spécificité du coton malien, à savoir l’existence d’un prix minimum garanti aux producteurs et une intégration verticale de la filière, a le malheur de défier les principes néolibéraux à l’origine du processus de démantèlement des filières agricoles du Sud depuis vingt ans, à savoir, l’instauration de « véritables prix de marché » et la remise en cause des monopoles publics.
Ainsi, ces dernières semaines, la Banque Mondiale, au prétexte que le Gouvernement malien reportait à 2008 la privatisation de la CMDT initialement prévue en 2004, a lancé une offensive qui n’est ni plus ni moins qu’une mise à mort programmée de la filière coton au Mali. Cette offensive a été menée en deux étapes :
au mois de novembre dernier, la gestion de la CMDT a été stigmatisée par la Banque Mondiale, du fait d’un déficit de trésorerie de 35 Milliards de FCFA, que l’Etat malien s’était engagé à prendre en charge. Crime de lèse majesté de la part des pouvoirs publics d’un des Etats les plus pauvres du monde que de vouloir préserver un des joyaux dont il tire légitimement fierté. L’Etat malien s’est vu littéralement menacé d’asphyxie financière par la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International (FMI) dont une délégation s’est rendue à Bamako pour faire comprendre aux autorités maliennes que tout décaissement au titre de l’appui budgétaire au Mali était suspendu jusqu’à « nouvel ordre » ;
le « nouvel ordre » en question est la révision drastique à la baisse du prix minimum garanti du coton-graine aux producteurs, qui passe désormais de 210 FCFA/KG à un intervalle compris entre 160 FCFA/KG et 175 FCFA/KG à compter de la campagne 2005. Mieux encore, dans le protocole d’accord qui va bientôt être signé par les différents acteurs de la filière et qui a été soigneusement rédigé par les fonctionnaires de la Banque Mondiale, le Ministre malien des Finances, « en cas de force majeure », peut suspendre unilatéralement l’application du prix minimum garanti et décider d’un prix d’achat aux producteurs plus bas que la borne inférieure de l’intervalle, à savoir 160 FCFA/KG. En outre, une délégation du Ministère malien de l’Agriculture a été chargée de faire une tournée dans les zones cotonnières du Mali pour expliquer aux producteurs le caractère bénéfique des nouvelles dispositions en cours d’adoption pour toute la filière.
Ce qui précède pourrait paraître anecdotique si trois faits avérés ne contredisaient pas l’argumentaire de la Banque Mondiale :
Les calculs relatifs aux coûts de production de coton malien effectués par des chercheurs indépendants convergent autour d’un intervalle compris entre 170 et 200 FCFA/KG de coton de premier choix. Ainsi, l’application de l’intervalle défini par la Banque Mondiale, assortie des privilèges désormais dévolus au seul Ministre des Finances, se traduirait purement et simplement par la disparition de la filière coton du Mali, car les prix d’achat seront de toute évidence inférieurs aux coûts de production.
La faiblesse croissante de l’encadrement des producteurs par la CMDT et la flambée du prix des intrants coton, conséquences de la libéralisation en cours de la filière, se traduisent notamment par une baisse des rendements du coton, excluant toute possibilité de répondre à la baisse annoncée du prix d’achat du coton-graine aux producteurs par un accroissement de la productivité de ces derniers à court terme. Le seul élément de rationalisation envisageable des coûts de production est la réduction de la valorisation de la main d’œuvre. En d’autres termes, pour sauver la filière coton malienne victime des subventions des pays du Nord, la Banque Mondiale ne préconise ni plus ni moins qu’une paupérisation croissante des travailleurs agricoles du Mali dont la main d’œuvre devrait être moins rémunérée !
La base de calcul du nouvel intervalle de prix au producteur de coton est fondée sur une projection de résorption rapide du double déficit de la CMDT et du budget de l’Etat malien ! Une telle pratique défie toutes les règles académiques de fixation des prix, tant dans l’optique libérale (confrontation de l’offre et de la demande), que dans celle marxienne et néo-ricardienne (coûts de production augmentés d’un coefficient de marge, type mark-up). En outre, le seul élément « scientifique » sur la base duquel la Banque Mondiale justifie son prix est une formule issue d’un rapport de consultant, le rapport « Waddell », du nom du consultant spécialiste de gestion financière qui essaie de lier le prix minimum garanti aux producteurs de coton aux fluctuations du cours mondial du coton.
Au final, il paraît économiquement inefficace et socialement injuste de faire reposer sur les seuls producteurs de coton malien, les conséquences d’un fonctionnement inéquitable du marché mondial de coton déstabilisé par les subventions du Nord dénoncées à Cancun en septembre 2003 par l’Initiative coton, des difficultés de la CMDT qui paie le prix de plusieurs années d’une gestion opaque et de l’entêtement des institutions de Bretton-Woods qui s’évertuent à penser que lorsque l’application de leurs recettes idéologiques ne cadre pas avec la réalité du terrain, cette dernière a forcément tort !
Il s’avère donc urgent de conduire des recherches sérieuses sur la mise en place d’un mécanisme de fixation de prix au producteur capable d’assurer la viabilité de la filière coton au Mali qui ne se réduirait pas à vider la filière de ses forces vives par une politique malthusienne, de proposer des réponses idoines à la baisse des rendements en zone cotonnière du Mali et enfin, de repenser, au-delà de la seule privatisation annoncée de la CMDT, l’évolution de toute la filière cotonnière malienne pour le bénéfice du plus grand nombre.