Nous sommes au bord du gouffre
et nous nous préparons à faire un grand pas en avant !
Il y a dix ans, en 2004, le SEDELAN (Service d'Editions en Langues Nationales, de Koudougou, au Burkina Faso) publiait un petit livre intitulé : « Les filières rizicoles en Afrique de l'Ouest et la nécessité de la Souveraineté Alimentaire ». Ce petit livre, nous l'avons publié pour manifester notre inquiétude. Inquiétude partagée alors par une bonne partie de la société civile du Burkina Faso et de l'Afrique de l'Ouest. Dans ce livre nous avons écrit : « Pas d'APE, sans souveraineté alimentaire. » En 2005, avant la réunion ministérielle de l'OMC, les paysans burkinabè ont manifesté nombreux cette inquiétude avec des banderoles où il était écrit : « Pas d'APE, sans souveraineté alimentaire ». Aujourd'hui, il ne s'agit plus seulement de manifester notre inquiétude Nous voulons pousser un cri d'alarme. Nous sommes au bord du gouffre, et voici que nous nous préparons à faire un grand pas en avant !
Ces jours-ci, j'ai lu dans la presse africaine, à plusieurs reprise que l'Afrique de l'Ouest se préparait à faire « un grand pas » ou « un bond » « en avant ». Voilà 10 ans que les pays de la CEDEAO (Communauté Economique Des Etats de l'Afrique de l'Ouest) négocient leur Tarif Extérieur Commun (le TEC), c'est à dire l'ensemble des droits de douanes à l'importation. S'il a fallut dix ans de négociations, c'est bien que celles-ci n'étaient pas faciles ! Alors avant de se réjouir, il faudrait regarder le résultat. Or, jusqu'à aujourd'hui, je n'ai pas trouvé un journaliste pour en expliquer le contenu, ni un homme politique pour expliquer les choix qui ont été faits.
Or ces choix sont désastreux pour l'Agriculture du Burkina et de l'Afrique de l'Ouest. Les paysans n'ont rien obtenu de ce qu'ils ont demandé. Un seul exemple, alors que les pays de l'Afrique de l'Est protège leur filière riz avec succès, en taxant leurs importations de riz de 35 % à 75 %, la CEDEAO a maintenu son taux à 10 %, avec les résultats que nous connaissons bien, nos pays sont envahis de vieux riz (jusqu'à 10 ans d'âge) à prix cassé (le riz également cassé, mais baptisé « brisure de luxe ! ». Or, on nous annonce que le nouveau TEC va entrer en vigueur le 1er janvier 2015.
Et comme une catastrophe n'arrive jamais seule, je viens d'apprendre que l'Europe vient de signer, sans débat, l'Accord de Partenariat Economique (APE) avec l'Afrique de l'Ouest – l'Europe n'ayant pas le courage d'appeler cet accord « Accord de Libre Echange », ce qu'il est en réalité.
Comment alors caractériser ce « grand pas en avant » ? Comme l'a fait récemment un ami dans une de ses lettres. « Pour tous les pays concernés en Afrique, l’ensemble de l'agriculture paysanne et vivrière, la sécurité alimentaire, les projets actuels de transformation sur place, le développement de l’industrie régionale, tous seront frappés de plein fouet par une concurrence européenne destructrice d’emplois, et par une dépendance accrue vis-à-vis des cours des marchés mondiaux. C’est le pillage programmé de leurs ressources naturelles, du sol et du sous-sol. Le développement endogène de ces pays et les projets d’intégration régionale seront sacrifiés au bénéfice d’une économie européenne tournée vers l’exportation, fortement "carbonée" et loin du respect de l'écologie. Les peuples d'Afrique seront réduits à importer des produits européens subventionnés qui, bien que de qualité douteuse, viendront concurrencer les productions locales... Une autre conséquence est prévisible : la migration massive des populations. »
Avec cette question, qu'aujourd'hui, nous ne pouvons pas ne pas nous poser. Parmi ces millions de migrants qui perdront tout en espoir de vivre dignement chez eux, combien rejoindrons les rangs de Boko Haram ou de l'Etat Islamique.
Oui, nous sommes au bord du gouffre et nous nous préparons à faire un grand pas en avant !
Ou, si vous préférez, « le bateau coule » et nous fêtons l'indépendance du Burkina.
Oui, fêtons notre indépendance, mais alors dès demain, réfléchissons, et essayons de gagner du temps, voire d'empêcher notre bateau de couler.
J'en appelle au gouvernement de transition du Burkina. Si vous pouvez bloquer la signature des APE par la CEDEAO, n'hésitez pas. Quant au TEC, il a déjà été signé. Il doit entrer en vigueur le 1er janvier 2015. Ce TEC comporte plus de 5 000 lignes tarifaires. Sans vouloir tout changer, proposez de l'amender progressivement. Commencez par constituer une liste de produits sensibles. Dans cette liste, vous mettrez en priorité le riz et le lait en poudre. Proposez de remplacer les lignes tarifaires du riz et du lait (10 % pour le riz, et 5 % pour le lait en poudre) par une alternative toute simple : un prix d'entrée (à la porte de la CEDEAO, comme les ports de Lagos, Cotonou, Lomé, Abidjan, Dakar...) pour la tonne de riz. Par exemple 400 000 F la tonne en 2015. Cela veut dire que la tonne de riz qui arrive à un de ces ports à 350 000 F sera taxée à 50 000 F (400 000 F – 350 000 F = 50 000 F, à peine plus que les 10 % prévus par le TEC. Par contre, le bon riz de qualité récolté il y a moins d'un an (loin des 10 ans de certains riz thaïlandais ou autres) qui arrivera à Abidjan à 500 000 F la tonne entrera sans être taxé. C'est ce que l'on appelle un « prélèvement variable ». Ce système devrait nous protéger des importations massives de riz à prix cassé, qui ruinent les producteurs de riz et freinent le développement de la filière riz.
Pour le lait en poudre, je propose, comme prix d'entrée, 75 000 F pour le sac de lait en poudre de 25 kg à l'entrée de la CEDEAO. Les sacs de 25 kg de lait qui arrivent au port de Lomé à 70 000 F seront taxés à hauteur de 5 000 F ( = prélèvement variable). Un peu plus de 7 %. A peine plus que les 5 % d'aujourd'hui.
A noter, que si les prix flambent sur le marché mondial, comme en 2007, les prix du marché dépasseront les prix d'entrée. Les prélèvements variables seront nuls. C'est dire que les prix d'entrée auront un rôle stabilisateur. En listant ainsi (de façon progressive) l'ensemble des produits sensibles agricoles ou alimentaires (une cinquantaine) nous préserverons notre souveraineté alimentaire.
Pour approfondir ce système composé de couples « prix d'entrée + prélèvements variables », je vous invite à relire les lettres 472) Réguler les prix agricoles et alimentaires et 473) Les règles de l'OMC ne permettent pas à la CEDEAO de protéger son agriculture .
Ce sujet mériterait une émission à la télévision nationale, du style des émissions d'Ecofinances, précédemment animées par Madame Amina Billa/Bambara, aujourd'hui Ministre Délégué auprès du Ministre de l’Économie et des Finances, chargé du Budget au gouvernement de transition. J'ai participé plusieurs fois à ses émissions. Je participerais volontiers à une émission ayant, par exemple, pour titre : « Quelle politique agricole et alimentaire après les signatures du Tarif Extérieur Commun de la CEDEAO et de l'Accord de Partenariat Economique entre l'Europe et l'Afrique de l'Ouest ?».
Merci à tous ceux qui le peuvent de faire suivre cette lettre à un membre (voire plusieurs!) du Gouvernement de transition. Peut-être est-il encore temps d'empêcher notre bateau de couler ?
Koudougou, les 12 et 13 décembre 2014
Maurice Oudet
Président du SEDELAN