L'agriculture indienne à l'épreuve de l'OMC

Dans un discours prononcé le 31 juillet, à la veille du terme de son mandat, M. Mike Moore, directeur général de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) déclarait : « Ce qui nous motive le plus, ce sont les êtres humains au service desquels nous sommes. » On ne sait si son propos rassurera tant les 900 millions de paysans chinois inquiets des conséquences de l'entrée de leur pays, en janvier 2003, dans l'organisation, que leurs homologues de l'Inde. Dans ce pays où la politique agricole a longtemps été dictée par des considérations liées à l'approvisionnement intérieur et à l'autosuffisance alimentaire, l'OMC pousse à l'ouverture accrue des marchés. Avec, pour conséquence, la destruction d'un secteur confronté aux grands producteurs étrangers, auxquels l'abaissement des barrières ouvre un boulevard.

« ICI, c'est trop dur d'être paysan. J'ai tout essayé, mais je suis toujours perdant. » Voilà plusieurs années que « ça ne va plus » pour M. Gangappa, un agriculteur du village de Kalmala, situé à une vingtaine de kilomètres de Raichur, dans l'Etat de Karnataka, au sud de l'Inde. M. Gangappa, 33 ans, une femme et quatre enfants à nourrir, dispose, pour tout gagne-pain, de 3 hectares de terre plantés en riz et en piments.

Comme tant d'autres dans ce coin brûlant du plateau du Deccan, il a longtemps cultivé le coton avec profit. En 1996, pour un investissement de 35 000 roupies (745 dollars), il en avait empoché 130 000 (2 600 dollars). Tout était alors moins cher. Semences, pesticides, eau, électricité, carburant et même le crédit étaient subventionnés par l'Etat. Le prix de revient d'un kilo de coton était de 7 roupies, celui du marché de 26 roupies. Désormais, la situation est inversée : le coût de production est de 25 roupies par kilo, le prix du marché de 17. Entre-temps, la filature de Raichur a fermé ses portes, victime tout à la fois de sa mauvaise gestion, de la concurrence et de la qualité du coton local. En 1998, une tentative d'implanter dans la région une variété de coton transgénique a déclenché de violentes réactions (1).

Beaucoup d'agriculteurs se sont donc rabattus sur la culture du riz et des piments. Mais, en 2001, pour un prix de revient moyen de 400 roupies par quintal de paddy, on en proposait 350 sur le marché. Soit, à qualité égale, moitié moins qu'en 2000 ! Certains stockent en attendant une remontée des prix ou une intervention du gouvernement. D'autres, pressés par les créanciers, vendent à perte. M. Gangappa, lui, cède sa récolte à un usurier 10 % au-dessous du tarif sur le marché. En 2001, le prix du piment était également en baisse. Il escomptait un chiffre d'affaires d'environ 80 000 roupies (1 700 dollars) pour un coût de 90 000 roupies (1 915 dollars) ; une perte de 10 000 roupies (200 dollars) qui le met encore plus à la merci de l'usurier.

Pour son voisin aussi, M. Yellapa, qui cultivait des plantes oléagineuses (tournesol et arachide), c'était « mieux avant » ; en 2000, la baisse des subventions, la concurrence des importations et la hausse de certains coûts de production ont eu raison de ses choix. En quelques années, raconte ce villageois, le prix de certaines semences vendues par une multinationale indo-américaine a décuplé, passant de 25 à plus de 200 roupies le kilo. « Sauf pour le riz, explique-t-il, il faut racheter des semences tous les ans, car elles produisent peu la seconde année. » En 2001, il a investi, lui aussi, dans le riz et les piments en s'endettant lourdement. On retrouve la même situation non loin de là, dans des hameaux bordant un canal d'irrigation. Ici, un gros riziculteur, qui campe sur son stock, dénonce « des importations de riz à bas prix ». Un autre a laissé son champ en jachère. Il se loue à la journée, mais, dit-il, « cela ne suffit pas pour vivre ».

On évoque un nommé Satiah, qui n'a pas eu la force de continuer. Coincé entre la loi du marché et celle de l'usurier, il s'est donné la mort en avalant des pesticides. Parfois, l'Etat indemnise la famille. L'argent sert alors à rembourser l'usurier, faute de quoi celui-ci saisit le terrain, et la famille va grossir les bidonvilles...

Erosion des revenus

Une brochure du ministère de l'agriculture résumait ainsi la situation, en juillet 2000 : « La croissance agricole a eu tendance à faiblir dans les années 1990. L'agriculture est devenue une profession comparativement peu rentable en raison de prix généralement défavorables et d'une faible valeur ajoutée, ce qui a provoqué le départ de cultivateurs et une augmentation de la migration hors des zones rurales. La situation devrait encore être exacerbée par l'intégration du commerce agricole dans le système mondial, à moins que des mesures correctives ne soient prises immédiatement (3). » Secrétaire adjoint à l'agriculture, M. Jain parle d'une « érosion du revenu des agriculteurs de 15 % » en 2001. Or beaucoup gagnent à peine l'équivalent de 1 euro par jour, et la plupart sont endettés.

En fait, depuis l'accord de 1994, les paysans ont surtout perçu le côté négatif des choses. Au chapitre des importations, les restrictions ont été levées, entre 1999 et 2001, sur plus de 2 700 produits. La dernière liste a pris effet en avril 2001 avec deux années d'avance sur la date limite. Certains ont voulu voir dans cette hâte un geste en faveur des Etats-Unis pour les inciter à lever l'embargo sur les transferts de technologies imposé à l'Inde après ses essais nucléaires de mai 1998.

Tout cela inquiète. Le premier grand test en matière d'importations, celui des huiles végétales, n'est pas fait pour rassurer. Dans les années qui ont suivi l'adhésion à l'OMC, le gouvernement a réduit les tarifs douaniers sur cette denrée très demandée par l'industrie et les particuliers. Le marché indien était alors pratiquement autosuffisant et les cours mondiaux élevés. Mais ceux-ci ont chuté et les producteurs locaux se sont trouvés doublement désavantagés. Devenus trop chers à l'exportation, ils ont aussi perdu une partie du marché intérieur. En quelques années, les huiles importées de Malaisie, d'Indonésie, des Etats-Unis et du Brésil à des prix très bas ont pris environ 40 % du marché. Pour certains, l'affaire a été une bénédiction. Mais pour des millions d'agriculteurs et pour les industries de transformation locales, elle s'est révélée catastrophique. Rien qu'au Karnataka, plus de 100 huileries sur 115 ont fermé leurs portes ces dernières années...

Par ROLAND-PIERRE PARINGAUX
Journaliste.

Nous ne vous avons donné ici que quelques extraits d'un article tiré du Monde Diplomatique de Septembre 2002. Nous ne saurions trop vous encourager à télécharger l'ensemble de l'article à l'adresse suivante : http://monde-diplomatique.fr/2002/09/PARINGAUX/16917

FaLang translation system by Faboba