Immigration :

¡Barça o Barsat! “Barcelone ou la mort!”

Il y a quelques temps, j'ai reçu le témoignage d'une Espagnole de Séville et d'un de ses collègues Sénégalais. Tous deux travaillent dans une association qui facilite l'insertion des immigrés. Ils se sont rendus au Sénégal pour mieux connaître la situation des jeunes candidats à l'émigration. La scène suivante se passe à Saint-Louis du Sénégal, en décembre 2006.

La présidente de ANAFA à Saint-Louis, Mme Finda Soumaré, est une femme jeune et très dynamique. A l’annonce de notre arrivée, elle a invité à la réunion Ousmane Ndiaye, éducateur du quartier des pêcheurs de Guette Ndar, dont elle nous assure qu’il est un “référent” pour les autorités locales, les différentes ONG qui travaillent ici et tous les habitants du quartier. En attendant l’arrivée d’Ousmane, nous lui demandons comment les gens d’ici considèrent le départ massif de jeunes. Elle nous répond que les gens voient ça comme une chance et disent: “Dieu est descendu à Saint-Louis pour les jeunes. Les familles vendent ce qu’elles possèdent et donnent l’argent aux pêcheurs pour qu’ils emmènent leurs fils en Espagne. Le père d’un de mes amis, Abdel, avait un grand magasin, qui marchait très bien. Il l’a vendu pour que son fils (mon ami) puisse partir en Espagne. Abdel a été un des rapatriés, il n’a pas eu de chance. Maintenant son père se tient à la porte de son ancien magasin avec des livres du Coran”. (Les livres du Coran ne se vendent pas, ils font seulement l’objet d’une aumône).

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A cinq heures, nous nous dirigeons vers le local du comité de quartier, une salle assez grande, pourvue de bancs, qui se remplit peu à peu.

Vingt minutes plus tard, il y avait déjà une trentaine de personnes et les gens continuaient à arriver, jusqu’à dépasser 50 personnes, surtout des hommes. Le délégué de quartier a ouvert la séance. Un “vieux” (l’autorité traditionnelle) a commencé un long discours : d’une voix forte et bizarre (on aurait dit qu’il s’adressait à nous sur un ton fâché), il nous a salués et nous a donné la bienvenue. Il nous a remerciés de nous être dérangés de si loin pour voir ce qui se passait ici. Voici le résumé de ses mots, traduits par N’Demba:

"Nos jeunes s’en vont parce qu’ici il n’y a plus de travail à faire; ça a toujours été un quartier prospère, les gens travaillaient. Les uns partaient loin, sur de gros bateaux, pendant une semaine; d’autres sortaient pêcher chaque nuit et le matin ils rapportaient assez de poissons pour que les femmes aillent les vendre pendant la journée. Le poisson se vendait non seulement dans la région de Saint-Louis mais dans le reste du pays. Ces dernières années ont été catastrophiques. Les Blancs pêchent en haute mer face à nos côtes, leurs gros bateaux raflent tout le poisson, nous pouvons voir leurs lumières d’ici, il y a de “grandes villes”: ce sont leurs bateaux qui restent là des mois.... ils ont avec eux tout le nécessaire pour vivre, ce sont comme des villes aussi grandes que notre quartier... Et nous, nous ne leur demandons pas « de papiers ». Ils viennent, ils s’installent, ils emportent tout notre poisson. Si nos jeunes sont obligés de partir dans votre pays pour chercher du travail, c’est parce que ceux-là sont venus avant dans le nôtre pour nous prendre le travail que nous savons faire et que nous avons toujours fait. Si nos jeunes n’aiment pas quitter le quartier pour s’installer dans un autre endroit de la ville, vous pensez bien qu'ils n'ont pas envie de partir en Europe! S’ils le font, c’est parce qu’ils n’ont pas d’autres moyens, parce qu’ils sont en âge de former une famille, qu’ils ont des parents à nourrir, des soeurs, des enfants. Et ils ne peuvent pas rester toute la journée sur la plage à regarder la mer”.

Le discours, accablant, de cet homme nous émeut. Le délégué de la Mairie dans le quartier et le président de la communauté locale prennent ensuite la parole. La teneur de leurs discours est la même: “Il existait autour de la pêche une infrastructure traditionnelle de distribution et de vente du poisson, aujourd’hui détruite à cause du manque de poisson. Paradoxalement, s’il arrive qu’un bateau ait de la chance et qu’ils pêchent, ils ne peuvent pas vendre leurs prises. Le réseau de distribution est détruit, on manque de congélateurs, de camions, de toute une infrastructure adaptée aux temps actuels. Ceux qui construisaient traditionnellement les bateaux continuent à les construire, les capitaines des bateaux sont toujours capitaines et travaillent comme capitaines, mais au lieu de prendre la mer pour chercher du poisson, ils partent avec un chargement de jeunes à destination des Canaries... Ces dernières années, il est très difficile d’obtenir une licence de pêche pour aller en Mauritanie. Un pêcheur qui a des années de métier, d’expérience de la mer et qui n’obtient pas le renouvellement de sa licence, et par conséquent ne peut pas pêcher, devient “passeur”, c’est-à-dire qu’avec son propre bateau, ou en en achetant un, il se décide à transporter des émigrants”.

Les stratégies semblent être les suivantes : un homme qui a un peu d’argent achète un bateau et embauche un capitaine qui s’occupe de trouver des “clients” qui paient et d’acheter des vivres pour 8-10 jours. D’autres fois, le bateau est livré au capitaine lui-même comme paiement d’une dette, ou bien c’est un groupe de jeunes qui se débrouillent pour acheter le bateau et trouver un capitaine pour les conduire : ce n’est pas plus difficile que ça.

La salle continue à se remplir d’hommes, il y a très peu de femmes, ils sont plus de cinquante. Aucune des personnes présentes n’a fait le voyage; la majorité d’entre eux nous assurent qu’ils seraient prêts à partir aujourd’hui même.

¡Barça o Barsat! “Barcelone ou la mort!”

Tel est le cri de guerre des jeunes qui tentent de partir. (Barsat est le lieu où les musulmans vont après la mort en attendant le moment du jugement dernier).

(à suivre)

Dakar, le 5 décembre 2006
R. G. C. et N. D. M. B.

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